II/ Si le ridicule tuait… Ce qui, jadis, est commis au nom de la religion peut l'être, aujourd'hui, au nom de la raison, de la laïcité, du reste au nom de la doxa. Et, de fait, celle-ci revêt aujourd'hui les oripeaux de l'ordre ancien et de la terreur divinisée. C'était la religion qui, hier, expliquait le monde. Ce sont la psychanalyse, la philosophie, l'anthropologie, l'ethnologie, la sociologie… qui, aujourd'hui, prétendent nous en éclairer. Mais, si l'on a tendance à dire que la philosophie est la mère de toutes les sciences, il faut reconnaître que la religion en est le sein – certes contesté. Platon, le pourfendeur des mythes, montre dans son œuvre de déplorables survivances – sectaires, après tout. On peut dire autant de Philippe Val, même si comparaison n'est pas toujours raison, lorsque, face aux organisations musulmanes, il invoque le retour du délit de blasphème. Cela alors qu'il a, lui même, son veau d'or, ses idoles, qu'il adule et adore, au point de vouer aux gémonies quiconque les touche. Philippe Val, digne promoteur des caricatures danoises, de la pensée libérale et des valeurs humaines, s'avère n'être qu'un sectaire… sarkozien dans les tripes ! Voyons comment appréhender le mot blasphème et, sons cette approche. C'est à la fois, une attitude de révolte et un aveu d'impuissance. Au refus des choses de changer leurs cours, le blasphémateur oppose ses griefs, son exaspération et sa haine. Ce qui ne veut pas dire, bien évidemment, que toutes les révoltes sont malsaines, ou déloyales. Ce qui ne signifie pas, non plus, que le blasphème n'est guère, parfois, un signe de clairvoyance. S'il est, en soi, la critique par excellence, il ne passe, pas moins, à côté de la réalité et du bon sens. C'est donc lorsque la religion, ou tout discours uniformisant, cessent de convaincre, ou d'être cohérents et qu'on s'en offusque, au point de scandaliser. Le «délit de blasphème» est, quant à lui, situable dans ces trois exemples. Son supplice, Jésus Christ le doit à un blasphème qu'il aurait commis à l'égard de la religion de l'époque – à laquelle on aurait pensé qu'il appartenait d'office. Itou pour le chevalier de La Barre (1746-1766), considéré comme blasphémateur envers le Christianisme, auquel, au regard de l'Église, il était sensé se dévouer, corps et âme. Itou pour Voltaire, qui avait pris sa défense et dut fuir, pour échapper lui-même au châtiment. D'où, si on sait bien regarder : insulter une religion qui n'est pas la sienne n'est guère, du point de vue de celle-ci, le blasphème dans le sens d'apostasie, mais une agression étrangère. Aujourd'hui, certes, on utilise le terme à tout-venant. On peut commettre un blasphème simplement parce qu'on n'a pas prêté attention à une œuvre communément admise. Et, tenez-vous bien, on peut en commettre envers la «liberté de dénigrer et d'offenser»… tout comme lorsqu'on a déploré l'abusive machination de Val et ses pairs. Au regard de la laïcité ? Il pourrait s'agir d'agression, d'incitation à la haine et à la violence. Par exemple : quand on outrepasse le cadre individuel de la liberté de penser et de croire. Quand on empiète sur le terrain de l'Autre, ou qu'on écrase ses salades. Quand cela prend l'ampleur d'une cabale de nature à corrompre les rapports interhumains, à compliquer l'existence à un groupe et à exciter sa colère, pour ensuite, la retourner contre lui. C'est lorsque la sensibilité d'autrui entend être respectée, mais qu'on lui oppose une panoplie d'arguments vieux comme le monde, et guère en vigueur. Genre : inquisition, délit de blasphème, refus de la critique et du progrès. Le tout présenté sous le label du très sacré et très sucré rationalisme… et avec un refus, notoire, de comprendre qu'il ne suffisait pas de hisser la bannière de celui-ci pour en être, aussitôt, un adepte honorable. La laïcité donne le droit de ne pas penser comme les autres. Sous aucun prétexte, elle ne donne celui de bousculer leur foi. Elle sert le progrès et la raison, mais n'est ni le premier ni la seconde. Sa raison d'être est que l'absence de toute modération attise les tensions, qui poussent et la logique et le progrès à s'exiler. C'est ce qui permet aux religions d'exister et de coexister. Loin d'elle, en principe, toute idée de cantonner aucune d'elles, elle leur procure la possibilité de conjuguer leurs énergies autour d'un idéal commun : la construction du pays. Elle fait cohabiter toutes les différences, gérant leurs mouvements, à l'image des feux tricolores aux intersections. Sachant que nul ne détient la vérité absolue, ou que nul n'est en droit d'imposer sa logique aux autres, elle propose d'être la synthèse et le bon sens, parce que résultant de l'égard qu'on accorde aux choses, aux hommes et au monde. Elle est la pondération qui invite à trouver un terrain d'entente et appelle à s'inspirer les uns les autres. Voire, le langage qui ne peut s'accommoder de l'arrogance ni du mépris envers l'Autre. De là, dans la conjoncture délicate des luttes politiques, des règles de la démocratie, du respect de l'intégrité de la personne – fût-ce au détriment de nos bouillantes convictions – , il faudrait nous garder d'aller au-delà de ce que peut supporter le débat 8. Mais Val n'est pas à un affront, près, envers les Arabes, ses ennemis traditionnels. Pour ne pas dire contradiction. Sa prise de parole, à l'annonce de sa relaxe, a sans doute subjugué le public très nombreux. Il invite les organisations musulmanes «à continuer ce débat pour dénoncer le choc des civilisations et l'inimitié programmée». Mais cette bonne volonté n'était qu'épisodique. A peine retrouve-t-il ses pantoufles, et la douceur des origines, qu'il reprend du poil de la bête. Et, obsédé qu'il est, il se remet à sa branlette : les Arabes, pendant la seconde guerre mondiale, auraient couché, comme un seul homme, avec Hitler – et sans préservatif. En réalité, son string porte la griffe du Mossad… et ce n'est pas grave, paraît-il. Arrimé à l'idée d'une compromission des Arabes avec Hitler, il oublie que celui-ci pouvait être l'aubaine qui, à l'époque, les délivrerait de l'enfer colonial. De la conjuration d'Israël et des Alliés. D'aucuns diront, à la façon dont on le voit couché à la renverse : à chacun ses gigolos. La critique désobligeante a beau montrer qu'elle est scandalisée, elle échoue d'entrée de jeu à parler aux esprits. Ses perspectives ne consistant pas dans le dialogue mais dans le déni de l'Autre et dans l'idée, préconçue, que celui-ci est culturellement et psychologiquement sous développé. Elle a beau fustiger le terrorisme, le racisme, l'intégrisme, le nazisme, le fascisme, le stalinisme… elle n'en reste pas moins, elle-même, la voix exaltée. Elle est la parole sans partage ! A moins, bien sûr, qu'on n'ait grand besoin de choquer, scandaliser, attirer l'attention sur soi, susciter des solidarités et des sympathies malsaines, on ne mange pas de ce pain, qui ne mérite aucun éloge. Or ça rapporte… il faut le dire… la haine de l'Autre. Qui peut, en effet, savoir mieux qu'un directeur de journal que la façon partisane de traiter certains sujets est à même d'entraîner des ravages ? La publication des caricatures dites du prophète Mahomet est révélatrice de l'existence de non-dits, d'enjeux et, en somme, d'intention de nuire. Elle a, au demeurant, sorti Charlie Hebdo de l'anonymat, décuplé ses ventes, malgré sa médiocrité, permis à son directeur de monter ses grands chevaux, pour attaquer une communauté dont il n'a aucune connaissance véritable. A retenir qu'entre Voltaire, et Val, il n'y a de commun que la lettre qui commence leurs noms. Le Traité sur la tolérance, et l'esprit qui les caractérise, n'ont nul besoin d'être exhumés, rappelés ou réhabilités : sachant le relativisme des jugements, auxquels Voltaire recourt, autant pour marquer les espaces spécifiques que pour en désigner les interdépendances. Les appels lancés à travers cette approche n'ont de sens, ici, que par le renom de Voltaire, par ce qu'ils apportent de détours au polémiste. C'est, là, l'entreprise d'une vue réductrice, qui trouve son salut dans le décentrement de la question. Du coup, on le constate, la tolérance devient simple prétexte. Mais voici une autre voix, au «génie» consistant, dans le scandale qu'elle appelle. Elle se dit avant-gardiste, mais mêle la boue, la bouse, le fiel, la fiente et le sang des innocents : Chaque fois que j'apprenais qu'un terroriste palestinien, ou un enfant palestinien, ou une femme, enceinte, palestinienne, avait été abattu, par balles, dans la bande de Ghaza, j'éprouvais un tressaillement d'enthousiasme… (Houellebecq)9. Traîné devant les juges, Houellebecq pourra, toujours, user du prétexte que l'auteur n'est pas le narrateur – sans pourtant jamais désavouer celui-ci. Insulter un peuple, qui souffre de la domination d'un autre, et en faire porter le chapeau à un personnage pseudo fictionnel : c'est, en fait, non pas seulement accabler le Palestinien, mais faire fi de l'humain et reléguer la culture dans les cloaques de l'insalubre. Trouvons, dans cette «perle», un lien biologique significatif d'un racisme primaire. Quand bien même Philippe Val tiendrait un «certain» sionisme pour de l'antisémitisme et du racisme, il l'ajouterait avec bonheur à son trophée. C'est un délire d'anéantissement de l'autre, s'appuyant sur l'esprit des Lumières pour entraîner sa ruine. Son caractère est morbidement jouissif, dès lors qu'on considère le déluge d'applaudissements qui accompagna tant la relaxe de Val que celle de Houellebecq. Face à une telle parole, Voltaire perdrait, volontiers, son sang froid au point, peut-être, de couper la langue à son auteur. Il est vrai qu'il n'y a, là, rien qui soit de l'ordre du blasphème. Mais, encore moins, qui s'apparente à la critique digne de ce nom. Et si ces propos (comme les caricatures islamophobes) ne déstabilisent, guère, l'Islam, il reste qu'on doit montrer leurs ressorts pitoyables. Voire, relever les incohérences et les échappatoires de la justice française : elle relaxe Val, au prétexte que ses caricatures ne visent qu'une fraction de musulmans, et elle fait autant pour Houellebecq, ne jugeant ses propos attentatoires qu'à l'Islam, non aux Musulmans. Si le ridicule tuait, beaucoup ne seraient pas aujourd'hui de ce monde… qui se porterait peut-être bien. (Suivra)