L'histoire officielle US : une histoire faussaire pour justifier la prémisse de la soumission européenne. Notre idée principale est qu'il existe une dichotomie, radicale, entre «l'histoire officielle» des USA et leur histoire réelle. On dirait que «l'histoire officielle» est une «histoire européanisée des USA pour les besoins de la cause. Il s'agit de la «conquête» du monde appuyée, sur l'Europe, avec la nécessité d'intégrer les grands événements européens dans l'histoire américaniste pour justifier l'affirmation US centrale, justifiant elle-même l'occupation de l'Europe par les USA («America [is] A European Power» [Richard Holbrooke, Foreign Affairs, mars/avril 1995]). Cela nous conduit à observer que, dans ce cas de l'histoire officielle, ce qui doit être désigné comme une «science historique» apparaît, effectivement, comme une «science de la communication», dans sa sous-branche «manipulation», pour figurer comme un moyen au service du système. Cette manipulation entraîne toutes les mésententes et les quiproquos. Elle suscite les fables, comme celle des «valeurs communes», de «l'amitié transatlantique» etc. Elle fournit l'avantage, vital et décisif, de ne pas avoir à démontrer ces lieux communs faussaires, qui sont autant de fausses prémisses destinées à écarter toute interrogation contestatrice des liens de soumission de l'Europe aux USA. Bien entendu, l'histoire européenne développée par les historiens assermentés européens, qui acceptent le lien de vassalisation, confirme cela. Les deux conflits mondiaux ne sont plus compris, dans leur spécificité européenne, mais avec leur intégration dans l'histoire US, en tant que faire- valoir de la légitimation des USA comme «European Power» pour après-1945, — c'est-à-dire vassalisation de l'Europe par les USA. L'intervention US en 1917, et en 1943-44, est présentée comme militairement décisive (terme absolu), alors qu'elle n'est qu'importante en termes relatifs. (On montre aisément, si l'on s'intéresse à cette version, que, dans aucun des deux cas, l'intervention US ne fut décisive. La guerre de 1914-1918 fut gagnée en mai-août 1918, alors que la première intervention importante de l'U.S. Army, sur le front, date de septembre 1918, avec l'offensive de Saint-Mihiel. La guerre de 1939-45, en Europe, fut gagnée en 1943, avec la victoire britannique, sur l'Afrika Korps, et les victoires décisives, russes, de Stalingrad et de Kharkov. Le même jugement doit être porté sur l'apport US en matériel de guerre : important, mais jamais décisif et n'impliquant aucun engagement fondamental. De toutes les façons, les USA, même les isolationnistes US, étaient d'avis de vendre du matériel de guerre à la coalition anti-nazie, même si les USA n'étaient pas entrés en guerre.) Le plus grand événement : la Guerre Civile ou la Grande Dépression ? Au contraire, l'appréciation intuitive, notamment au travers de témoignages et de la mesure de l'évolution de la psychologie, nous indique que la Grande Dépression est le seul grand événement central de l'histoire des USA du XXe siècle. Il dispute à la Guerre de Sécession la place de premier événement de l'histoire, tout court, des USA. (On retrouve dans la rubrique, Extrait, déjà mentionnée, dans le texte extrait de la Parenthèse monstrueuse, une analyse de la Grande Dépression, ses prémisses et ses conséquences, son poids formidable sur la psychologie américaine, etc.) Il s'agit d'un événement d'une puissance sans précédent, qui menace les structures, même, des USA, dans la mesure où il met en cause le capitalisme lui-même. Toutes les fonctions essentielles de l'américanisme sont réunies, et toutes menacées. Il s'agit d'une attaque radicale, de type holocauste, du point de vue du système. Tout cela devait disparaître avec la Deuxième Guerre Mondiale et la «narrative» optimiste qui s'installa. La Beat Generation fut le seul phénomène collectif, — c'est notre thèse, — à outrepasser cette consigne, et à poursuivre l'histoire véridique US. L'importance des années 1960, dans l'histoire américain, se mesure moins dans la crise du Vietnam que dans la crise intérieure, qui est une «suite» à un tiers de siècle de distance et, notamment, grâce à la Beat Generation, de la Grande Dépression. De même, la réaction de la direction capitaliste (Manifeste Powell et la suite) est un phénomène complètement spécifique à l'Amérique, mais d'une puissance considérable. Dans cette continuité, les événements extérieurs, — Guerre froide, chute de l'URSS, — sont, d'abord, considérés pour leurs effets intérieurs, notamment sur l'entretien du complexe militaro-industriel. Substitution avec «la parenthèse monstrueuse» La thèse de «la Parenthèse monstrueuse», dont est extrait le texte sur la «Beat Generation», est qu'il s'est opéré une substitution des problèmes et tensions essentiels, notamment grâce à l'évolution décisive de l'histoire américaniste, utilisée comme outil de virtualisation. L'accent des grands problèmes est passé du fondamental (questions du modernisme, du «fordisme», du mécanisme) aux affrontements idéologiques. Ce faisant, les questions de mise en cause des fondements de la civilisation occidentale et moderniste ont été gommées au profit d'une solidarité jugée nécessaire, imposée par les événements, etc. Ce à quoi nous avons assisté, depuis 1989-91, est un phénomène intéressant et important. L'américanisme, installé à l'extérieur autant par sa puissance, que par la légitimité que lui conférait la «narrative» historique qui «l'européanisait», a décidé d'y demeurer. Au lieu de «regagner» son berceau naturel (ce que réclamaient les isolationnistes), l'histoire américaniste est restée dans son entreprise extérieure (dans sa bulle extérieure ?), tandis que l'Amérique restait séparée de son histoire. Selon cette interprétation, l'attaque 9/11 est, évidemment, la réunion des deux histoires : la «narrative» extérieure et la réelle. Le choc de la chose tient, bien entendu, à la confrontation brutale de perceptions qui s'ignoraient. Les Américains se voient, soudain, chargés d'une responsabilité dont ils ignoraient qu'elle fut leur. La situation actuelle, effectivement globalisée, est une globalisation du conflit implicite qui exista, dans les années 1940-60, entre le courant capitaliste (généralement situé à droite, mais selon un étiquettage contestable) et le courant «contre-culturel» (souvent situé à gauche, de façon arbitraire) — Kerouac était, par exemple, un conservateur forcené). ll est très important d'insister sur cette idée, signalée succinctement. Il ne s'agit pas d'un affrontement idéologique classique, droite-gauche, comme on en trouvait, à l'époque, en Europe. C'est, en cela, que cette histoire américaniste du XXe siècle préfigure la situation actuelle, bien plus que l'histoire officielle. Il s'agit d'une lutte autour d'un système, avec d'une part, des forces favorables à ce système et, d'autre part, d'autres forces qui veulent le réformer, d'autres qui veulent le révolutionner, sinon le détruire. Plus que deux idéologies qui s'affrontent, ce sont deux courants, avec des fortunes changeantes, des désertions et des ralliements divers, et tout cela autour d'un système central qui est, si l'on veut, la seule idéologie existante. Dans cette période apparaît, clairement, le prototype de notre situation présente : non un affrontement entre des idéologies, mais l'affrontement autour de la seule idéologie existante, sinon possible, réalisée sous une forme systémique. On comprend la permanence de ce conflit à un siècle de distance, lorsqu'on lit cette remarque de Gugliermo Ferrero, résumant dans sa préface de Reconstruction, Talleyrand au Congrès de Vienne, 1814-1815 la période qu'ouvrit le conflit de 1914-1918 : «En 1914, nous nous sommes heurtés, tout à coup, à quelques terribles réalités, que toutes nos chères fictions nous cachaient. Depuis lors, un tragique conflit déchire le monde. Une partie de l'humanité s'enfonce, encore davantage, dans les illusions brumeuses où le monde lui apparaît, tel qu'elle voudrait qu'il fût. Une partie s'efforce de redécouvrir la réalité de l'histoire du monde, de rectifier à la lumière de tant de déceptions, les définitions primordiales qui donnent un sens et une direction à la vie.» Pour le reste, et pour conclure, rassurons-nous : depuis le 11 septembre 2001, l'histoire américaniste est entrée dans l'histoire du monde. Rencontre explosive. La remarque de Ferrero est, à nouveau, complètement actuelle, sans restriction aucune. (Suite et fin)