Manifestement désireux de se surpasser, l'Etat d'Israël, avec la «guerre de Ghaza», a accompli le grand chelem. On sait, dorénavant, qu'il ne voit aucun inconvénient à larguer des bombes au phosphore blanc sur les écoliers palestiniens. Et qu'il le fait, en outre, avec une prédilection significative pour les établissements administrés par l'ONU. Comme s'il voulait, en somme, adresser un double message subliminal : un, il n'y a aucun tabou susceptible d'assigner des limites à la répression israélienne ; deux, l'organisation internationale, tolérée en temps de paix, fait partie des cibles de l'armée israélienne en temps de guerre. C'est tout dire : malgré son indulgence envers un Etat qui lui taille des croupières depuis quarante ans, l'ONU a été obligée de protester avec une vigueur inaccoutumée, plusieurs de ses responsables accusant Israël de «crimes de guerre». Peu coutumier d'une telle fermeté à l'égard d'Israël, Ban Ki-moon a exigé que les responsables de ces exactions soient jugés et punis. Il faut vraiment croire qu'Israël a franchi la ligne rouge. Et il y aurait beaucoup à dire, enfin, sur cette sinistre symbolique du phosphore blanc tombé du ciel qui vient ignifier le corps des gosses palestiniens, forcément coupables puisqu'appartenant à la race impure qui génère le «terrorisme» du Hamas. Israël, du coup, a couvert de ridicule ses thuriféraires habituels, toujours prompts à réitérer le laïus officiel sur cette vertueuse armée israélienne, si pénétrée d'impératifs moraux qu'elle mettrait un soin particulier à «épargner les civils». Ces soldats qui ont laissé des inscriptions vengeresses sur les murs d'une maison de Gaza après en avoir assassiné les habitants (dont vingt-deux membres de la même famille), seraient-ils des extraterrestres ? «La place de l'Arabe est sous terre», «Si vous êtes un vrai Givati (unité d'élite), vous devez tuer les Arabes», «Jérusalem-Est pour Israël», pouvait-on y lire selon de nombreux témoins. Joignant le geste à la parole, ces courageux pionniers de l'idéal sioniste se sont livrés à une véritable boucherie : «Ils ont commencé par tirer partout. Lorsqu'ils sont entrés, les soldats nous ont demandé de lever les mains et de sortir. Ils étaient huit ou dix. C'est alors qu'ils ont tiré. Mon père a été tué sur le coup. Il avait trente balles dans le corps .. ils ont tiré à nouveau. Plusieurs autres membres de la famille ont été blessés, surtout des enfants dont mon frère Ahmed âgé de 4 ans. Les Israéliens nous ont craché dessus. Les ambulances ne pouvaient pas approcher. Mon frère Ahmed est mort.» («A Ghaza, des habitants racontent l'acharnement de l'armée israélienne sur des civils », le Monde, 23/01/2009). Cette débauche de violence gratuite n'est pas sans rappeler l'atmosphère sanguinaire des massacres coloniaux, des «ratonnades» aux «corvées de bois» de sinistre mémoire. Est-ce pour cette raison qu'elle ne suscite aucun sursaut moral auprès d'une partie de l'opinion française ? La diabolisation de «l'Autre» palestinien, son rejet en deçà des frontières de l'humanité civilisée semblent autoriser toutes les transgressions. Pour les inconditionnels hexagonaux de l'armée israélienne, l'offfensive militaire contre Ghaza n'est pas seulement légitime. Le choix des moyens employés ne saurait s'embarrasser de considérations morales, puisque l'adversaire désigné est un ennemi substantiel passible d'un châtiment absolu. Révélatrice, à cet égard, fut la façon dont les médias français firent le tri des victimes. Les policiers palestiniens rangés en dépit du bon sens dans la catégorie des «combattants», dont le massacre par surprise (ils étaient rassemblés pour une remise de diplômes) fut ainsi banalisé, le message implicite selon lequel tout habitant de Gaza, dès lors qu'il appartenait au Hamas, pouvait légitimement être abattu comme «activiste» : cette grille de lecture invitait au carnage purificateur, assumé sans complexes par un Etat assuré de son impunité. Simultanément, une avalanche de «tribunes libres» vint apporter des justifications explicites à l'immolation de l'engeance terroriste. Ces courageux intellectuels applaudissant aux salves d'artillerie sur un bidonville surpeuplé utilisèrent deux registres. Dans le premier, celui du mépris occidental pour l'indigène récalcitrant, la palme revient à un éminent dirigeant religieux qui explique benoîtement, dans les colonnes du Monde, pourquoi il y a tant de victimes civiles palestiniennes : les bombes au phospore, les tirs d'artillerie ? Non, c'est parce que le Hamas, indifférent à la vie humaine, et contrairement à Israël, n'a pas construit d'abris antiaériens pour la population de Gaza. (Joël Mergui, «Pourquoi y a-t-il moins d'Israéliens tués ? », le Monde, 15/01/2008) On croit rêver. Va-t-on un jour nous expliquer que la Résistance française est responsable du massacre d'Oradour-sur-Glane parce qu'elle a oublié de distribuer les gilets-pare-balles ? Second registre : l'apologie de l'Etat d'Israël, sorte d'entité métaphysique créditée de toutes les vertus et bénéficiant à l'avance d'une généreuse absolution. On apprend par exemple, sous la plume d'un universitaire français, que cet Etat tant décrié pour ses agissements à Ghaza est «un des rares endroits du Moyen-Orient où les Arabes bénéficient de droits démocratiques». (Pierre Jourde, «Le juif, coupable universel», le Monde, 21/01/2009). Notre auteur oublie évidemment de mentionner la Palestine où des élections libres sous contrôle international, en janvier 2006, ont pourtant conduit au pouvoir le Hamas. La démocratie palestinienne serait-elle frappée d'inanité dès lors que le résultat électoral déplaît à l'occupant ? Quant à la démocratie israélienne, elle est aussi indéniable pour les juifs qu'inexistante pour les Arabes. Si la France détenait 100 000 prisonniers politiques (pour 60 millions d'habitants), on trouverait peu d'universitaires pour lui décerner la palme des droits de l'homme. Tandis qu'on se bouscule pour tresser des couronnes à Israël qui, proportionnellement à sa population, en détient autant (11 000 pour 6,5 millions d'habitants). « Savent-ils qu'Israël soutient financièrement la Palestine, soigne les Palestiniens dans ses hôpitaux ? », demande ce thuriféraire de l'Etat hébreu à ses détracteurs. Les enfants déchiquetés par les «billes de carbone-tungstène» utilisées par les «nouvelles armes israéliennes» seront ravis d'apprendre qu'ils bénéficient du système hospitalier israélien. Et les affamés de Ghaza vont s'empresser de remercier le généreux donateur israélien qui leur permet de survivre dans cette merveilleuse prison à ciel ouvert. Lorsque le réel s'évanouit au profit d'un monde imaginaire forgé par la propagande, c'est sans limite. Et la France, décidément, est un curieux pays où la prosternation devant l'occupant est une véritable tradition. Devant de telles inepties, on se demande vraiment si l'Occident parviendra un jour à se dessiller les yeux. L'interrègne de l'exécutif américain a fourni une fenêtre de tir (c'est le cas de le dire) mise à profit par l'Etat hébreu, qui a cessé les bombardements quelques heures avant la cérémonie d'investiture de Barack Obama. L'Europe, comme à l'accoutumée, n'a guère brillé par sa cohérence. Il a fallu un véritable bain de sang pour que la déclaration de la présidence tchèque sur «la légitime défense d'Israël» se voit tempérée, in fine, par un appel unanime du Parlement européen au cessez-le-feu. Comme si la réprobation d'Israël continuait, malgré la violation flagrante des principes dont elle se réclame, à heurter le tréfonds de l'âme européenne. Mais si elle est un nain politique, l'Europe se transforme volontiers en géant humanitaire, ce qui lui permet d'afficher sa compassion pour les Palestiniens sans préjudice diplomatique pour Israël. Quant à la France, son obstination à s'agiter sur le plan diplomatique est d'autant plus pathétique qu'elle a renoncé à faire réellement quoi que ce soit. A quoi bon se rendre au Proche-Orient en prétendant favoriser des pourparlers, si c'est pour incriminer celle des parties en présence qui se trouve à l'évidence sur la défensive ? Accuser «l'irresponsabilité du Hamas» au moment où la machine de guerre israélienne dévastait la bande de Ghaza valait quitus à Israël de la part de la France. Cette partialité manifeste, hélas coutumière depuis 2007, contribua à tuer dans l'œuf le processus de «sortie de crise» sur fond de «médiation égyptienne» que l'on se targuait de vendre aux protagonistes. Mais que Nicolas Sarkozy se rassure : ce n'est pas la première fois que la diplomatie française ne sert à rien, et ceux que désespère cette inutilité sont malheureusement de moins en moins nombreux. Ce dont témoigne, à sa façon, l'évanescence totale d'un Bernard Kouchner dont la flamboyance au service des droits de l'homme n'est plus qu'un lointain souvenir (il est vrai qu'elle n'a jamais brillé outre mesure chaque fois qu'était en cause la politique israélienne). La gesticulation diplomatique autour d'un éventuel gouvernement palestinien incluant le Hamas à condition qu'il «renonce à la violence» constitue d'ailleurs, à cet égard, le dernier épisode de la bruyante inutilité française. (A suivre)