Personne ne dit à l'autre, fût-il un proche, ce qu'il gagne ou combien il a économisé, cela fait partie de la vie intime. Nos aïeux ne cessaient de répéter en leur temps, l'histoire d'un père qui, dans une grande colère, s'était sali les pieds sous le prétexte que son fils est allé raconter à des oncles ce que sa famille a comme argent dans son portefeuille Les surréalistes parlent de moi intérieur pour désigner ce que chacun cache comme sentiments, désirs, rêves, vices et de moi social désignant l'individu tel qu'il est vu par tout le monde sous un visage trompeur. Chacun de nous est porteur de masque. Mais l'intimité, particulièrement celle des personnalités appartenant au monde de la politique ou de la culture, intéresse le public curieux de savoir ce qui se passe dans leur vie de couple et de préférence dans tout leur jardin secret. Dans les pays de la liberté d'expression, les journalistes des revues spécialisées les poursuivent partout pour des raisons surtout commerciales, sachant que les lecteurs ont soif de sensationnel ou de secrets de famille. Pour une intimité sans frontières Que de fois avons-nous entendu parler de l'indiscrétion de quelques personnes qui vont jusqu'à regarder par le trou de la serrure pour voir ce qui se passe dans un intérieur. D'autres font tout pour savoir ce que mange un voisin et comment il dort. Lorsque, par exemple, sous le prétexte qu'on en sait beaucoup, une vie de couple alimente les commérages en société, on en fait alors une affaire publique avec tous les préjudices que cela peut laisser supposer. Depuis la nuit des temps, chercher à préserver son intimité tout en essayant de faire irruption dans celle de l'autre a toujours été le propre de l'homme. Cela nous fait penser aux journalistes des pays européens qui privilégient dans leur quotidiens et hebdomadaires, les relations intimes d'une reine, d'un chef d'Etat, d'une personnalité adulée ou atypique. Pour de l'argent, ils les traquent dans tous les recoins, armés de caméras et de micros ou enregistreurs sophistiqués. Nous sommes dans un monde où chacun risque de se faire filmer sans le savoir au moyen d'un portable multifonctionnel. Mais cette intimité, qui est aussi le propre de l'homme, varie selon les individus et nous n'avons pas tous la même façon de la protéger pour la garder secrète. Certains mourraient de honte si le public découvrait leur vie privée. Involontairement, lorsque nous parlons aux autres en public ou que nous travaillons à la chaîne, sinon entourés d'une diversité d'individus, il nous arrive de vivre intensément et simultanément toute notre intimité faite de vices non satisfaits, de fantasmes obsédants, de désirs impossibles à satisfaire, d'énigmes non élucidées, de secrets mystérieux. «Connais-toi toi même» de Socrate n'est pas applicable à tous tant certains n'arrivent pas à maîtriser leurs penchants en tant que tendances naturelles à désirer ardemment ce qu'on n'a pas, à s'adonner sans limite ou de manière irraisonnée à la politique ou à la religion, à multiplier ses activités intimes. Mais dans tous les cas de figure, cela fait partie de la vie privée. Pour des raisons de dignité et d'honneur, un homme ou une femme garde toujours secret tout ce pourrait choquer l'autre. Chacun s'impose alors une discipline, des règles de conduite, des comportements insoupçonnables qui permettent de devenir une citadelle imprenable. Ceux qui nous entourent, dit-on habituellement, n'ont pas à savoir que nous aimons manger, boire, faire ou ne voulons pas faire. Goinfrerie et anorexie deviennent ainsi des secrets pour tous. On évite d'en parler en public sous peine de se voir montré du doigt comme tous ceux que la mémoire a jugé utiles de retenir pour leur excès légendaires. L'intime comme thème en littérature Comme les journalistes qui ont cherché à devenir intimiste pour mieux vendre leurs produits, se faire une notoriété, les écrivains ont une prédilection pour la vie sentimentale, les comportements insolites, l'intériorité des acteurs. Gustave Flaubert qui est arrivé à avoir une audience considérable partout et dans tous les temps a dû prendre de gros risques, au 19e siècle, en bravant la pire des censures et toutes sortes d'interdits pour avoir publié Madame Bovary, roman qui a inauguré l'ère non pas seulement du naturalisme, mais aussi de l'érotisme dans un continent où la mentalité et le christianisme n'admettaient aucune transgression sur le plan de la moralité. La tromperie sous toutes ses formes comme la trahison entre membres d'entreprises communes ou entre maris et femmes existaient des millénaires avant l'apparition de son roman mais il était interdit d'en parler, surtout en public. Cela devait rester secret sous peine d'être mis à l'index. Et personne n'avait le droit de dire : assez d'hypocrisie et de mensonges. Mais l'écrivain qui a voulu révolutionner la mentalité et les idées d'un 18e siècle conservateur, c'est Diderot. Et pour détourner l'attention, il a dû mettre en œuvre un procédé original consistant à faire parler des objets d'ornement infaillibles, des bijoux portés par les femmes à des moments précis de leur vie et ce dans un ouvrage atypique qu'il a eu le talent d'intituler les Bijoux indiscrets. Diderot a ainsi inventé un procédé ingénieux permettant de mettre à nu toute la vie intime d'une femme ou des femmes dont on veut connaître le côté relationnel que toutes cherchent à cacher pour des raisons qu'on peut deviner. La littérature algérienne n'a pas fait abstraction de ce thème qui occupe une grande place, pour ne pas dire l'essentiel, d'un vécu collectif. On peut considérer l'intime comme le passage obligé pour une meilleure connaissance de la nature humaine. D'ailleurs, un roman ou un film tire sa substance de la réalité s'il veut en voir du succès. Cela le rend passionnant, voire excitant. Des romanciers ont dû arriver à la consécration par le biais de la vie privée ou des histoires sentimentales. Imaginez qu'on n'y parle que d'histoires de rencontres intimes, de mariages ou de divorces provoqués. La Terre et le Sang de Mouloud Féraoun peint la société à une époque difficile de son histoire, mais il est bâti sur une histoire rocambolesque qui lui donne du piquant, même si cela est une atteinte grave à l'honneur d'une famille. Par ce type d'œuvre, dominé par le désir de vengeance, on finit par se rendre compte de quoi sont capables certains individus que nous côtoyons au quotidien et que nous n'avons jamais soupçonnés. Féraoun n'a pas fait de fiction. Il s'est inspiré largement de la réalité et c'est ce qui fait toute la beauté de son roman la Terre et le Sang. Pourtant la société a toujours fait respecter les interdits et tabous et à la lettre. Toute transgression est punie avec la plus grande sévérité. Une forme de voyeurisme des temps modernes Il existe de drôles d'individus malades d'indiscrétion au point d'avoir l'audace d'épier les autres, de les suivre partout où ils vont avec l'espoir d'avoir un regard illimité dans le temps sur leur intimité ou leur univers secret. On les rencontre dans toutes les sociétés du monde comme une catégorie la plus exécrable. L'obsession chez eux est maladive ; elle finit souvent par se solder par des résultats concluants, mais une fois les yeux bien rincés, ils regrettent. Et le lendemain ils recommencent, le vice étant plus fort. Même la vaisselle que l'on achète ou que certains cassent dans un accès de colère, les scènes de ménage rentrent dans la vie intime qui alimente les discussions entre amis, camarades en mal d'échanges déstressant. Mais quelques individus relevant peut-être d'une autre pathologie, font étalage de leur intimité sur la place publique. Cela se passe ainsi lorsqu'ils sont vus comme des icônes ou des idoles adulées, ou qu'ils sont certains d'être l'objet d'échanges intéressants. Les hommes de plume et parmi les meilleurs, désireux de plaire et de réussir cherchent toujours à faire de l'intime un sujet de prédilection. Etant suffisamment informés sur la nécessité d'agrémenter les textes pour intéresser le public, ils sont à l'affût des histoires de famille, des conflits belles-mères, belles-filles, de couples bien ou mal assortis. Donc, sachant que les lecteurs sont passionnés de scènes intimes, les écrivains font tout pour répondre à leurs désirs même si les portes des univers privés leur sont fermées. Ainsi, de ces histoires dont on raffole, on fait des marchandises devant rapporter des bénéfices assez substantiels. Et à défaut de scènes intimes réelles, on se donne la peine d'en inventer pour intéresser. Avec l'Internet, le développement des blogs a révolutionné le monde. On apporte sur le marché de la consommation à outrance, des œuvres romanesques ou cinématographiques qui mettent à la portée d'un public élargi toutes sortes d'image exprimant les fantasmes, exhibitionnismes ayant pour cadres des lieux intimes : chambres à coucher, salle de bains, toilettes. Il nous sera bientôt difficile d'arrêter ceux dont le travail consiste à étaler l'intimité de toutes sortes d'individus, qu'ils soient introvertis, extravertis vicieux, sur la place publique. C'est une forme de voyeurisme en tant que pathologie intraitable dont on veut tirer le maximum de profits.