«Combien de fois n'avons nous pas assisté à cette scène, devenue hélas familière, d'un proche ou d'un collègue de travail tirer de sa poche ou de son sac à main un tas de comprimés à la moindre alerte, le concernant ou concernant son voisin de table, et décider de lui-même de la nature et de la quantité de médicament à ingurgiter», fait remarquer B. Djaafar, infirmier de son état et vieux routier de la vie s'il en est. Il n'est pas rare non plus de croiser des personnes tout à fait profanes en la matière et qui s'érigent, à l'occasion, en médecins-conseil recommandant, après «consultation» sommaire et «diagnostic» approximatif, tel ou tel médicament à celui-ci, telle ou telle cure et autre régime diététique à celui-là, y compris pour des cas assez sévères et assez compliqués à soigner, même pour la science. Pourtant, les campagnes de sensibilisation pour la préservation de la santé publique, lorsqu'elles existent, mettent le plus souvent en garde contre les risques d'une utilisation irrationnelle des médicaments, produits chimiques dangereux par nature, et recommandent le recours au médecin -- et donc à la prescription médicale (ordonnance) -- même dans les cas de maladies considérées comme bénignes ou passagères. L'idée est que seul un professionnel (médecin) est à même de décider de la gravité d'une affection ou d'une maladie quelle qu'elle soit, et du remède à y apporter. «J'ai appris des médecins que la principale fonction des médicaments était tout simplement de traiter la maladie, mais leur utilisation irrationnelle et abusive sur de longues périodes mène à des résultats contraires, parfois très graves pour la santé de tout patient autoproclamé», résume Djaafar. «Ne pas laisser ce médicament à la portée des... adultes» Ne convient-il pas pour ainsi dire de porter sur les emballages la mention : «Ne pas laisser ce médicament à la portée des adultes», visant habituellement les enfants, tant le recours à la médication sans l'appel à un professionnel semble suivre la même courbe ascendante qu'une certaine incapacité à admettre les dangers dus aux effets secondaires d'une telle pratique, relèvent les initiés. «Ils sont nombreux à ignorer la nocivité des médicaments qu'ils consomment sans avis médical, ne prenant même pas la peine de lire la notice intérieure à la recherche de tel ou tel effet secondaire», confirme le même infirmier qui dit savoir de quoi il en retourne pour avoir vécu des cas proches du dramatique. Mohamed D., pourtant cadre bien placé dans une entreprise publique, avoue porter sur lui souvent des anti-douleurs parce qu'il souffre, dit-il, de maux de tête et de rages de dents épisodiques, et ajoute qu'il utilise toutes sortes de médicaments supposés atténuer les douleurs, sans consulter le médecin de l'entreprise, tout proche, ni même un pharmacien. Et des Mohamed D. il en existe partout comme un défi à la science et à la raison. Le Dr Kamel B., spécialiste à l'hôpital Mustapha d'Alger, met surtout en avant les risques graves encourus à cause d'une éventuelle mauvaise interférence entre plusieurs médicaments lorsqu'ils sont pris en dehors de toute consultation médicale dûment exécutée. «Il y a de nombreux cas de maladies résultant de l'utilisation irrationnelle des médicaments. Par exemple, prendre une dose élevée ou un médicament inapproprié peuvent être à l'origine de complications à ne pas sous-estimer telles que les allergies ou les éruptions cutanées», explique ce médecin. Comme pour confirmer cet avis autorisé, Farouk, un patient rencontré aux urgences du même l'hôpital a reconnu s'être «intoxiqué» en avalant des médicaments sans consultation, puis a aggravé son cas par la consommation d'autres médicaments censés combattre cette même «intoxication»... C'est à la suite de cette double faute qu'il s'est décidé, dit-il, à aller consulter à l'hôpital où il apprendra qu'il a contracté une maladie nerveuse, précisément à cause de sa tendance à... consommer trop de médicaments et de la façon la plus irrationnelle qui soit. Tentant une approche psychologique d'un phénomène qui «prend de l'ampleur», le Dr Kamel B. note que beaucoup de malades pensent -- à tort -- pouvoir poursuivre eux-mêmes un traitement précédemment prescrit par un médecin, en se limitant dans le meilleur des cas à demander l'avis d'un simple pharmacien d'officine (ce qui reste dangereux), ou encore se basent sur les expériences -- supposées réussies - d'autres malades pour légitimer leur propre acte d'automédication. Dans bien d'autres cas, poursuit-il, la personne préfère «diagnostiquer» elle-même sa maladie pour ne pas avoir à consulter, soit par crainte du médecin (la fameuse «phobie de la blouse blanche») ou, plus simplement, pour ne pas s'acquitter des honoraires. Sûre d'elle et de son bon droit, unefemme au foyer, Aida S., affirme «prescrire souvent des médicaments à des amis, à des voisins et même à leurs enfants» et qu'elle a, à la longue, «essayé toutes sortes d'anti-douleurs» accumulant ainsi «une grande expérience en la matière». Et le Dr Kamel de mettre en garde particulièrement contre l'abus de médicaments, sans visite médicale, pour les enfants qui sont, avertit-il, «beaucoup plus sensibles aux excès de produits chimiques que les adultes». Le surdosage peut-être fatal Pour lui, on peut parler en définitive d'une automédication à éviter absolument et d'une automédication «tolérable» comme la prise d'un comprimé d'aspirine an cas de léger malaise, mais sans jamais dépasser les doses admises, «ce qui pourrait être fatal ou du moins assez risqué». L'exemple des antibiotiques, ces médicaments très sensibles dont la vente se fait obligatoirement sur ordonnance, partout dans le monde, mais que beaucoup «avalent comme des bonbons» est édifiant et traduit à lui seul l'ampleur du phénomène de la consommation inconsidérée de produits pharmaceutiques. Un représentant du syndicat national algérien des pharmaciens d'officine, M. Messaoud Belambri, croit savoir que les antibiotiques sont les médicaments les plus demandés en officine, dans le cadre de l'automédication, alors que leur consommation est «soumise à des règles précises de durée du traitement et de dosage en fonction de la gravité de l'infection et de la masse corporelle de chacun». «A défaut, on observera plus tard une résistance bactérienne à l'antibiotique, et finalement à l'inefficacité du médicament», note encore ce pharmacien. M. Belambri fait savoir également que les anti-inflammatoires et autres antalgiques (anti-douleurs) sont eux aussi d'usage «assez courant» hors prescription médicale, les douleurs rhumatismales et inflammatoires d'origines diverses étant fréquentes au sein d'une population vieillissante dans l'ensemble. Mais là aussi, toute consommation incontrôlée «peut avoir des conséquences incalculables pouvant aller, par exemple, jusqu'à l'altération des fonctions hépatiques, rénales ou gastriques», a-t-il encore averti. Et la responsabilité du pharmacien d'officine dans tout cela? «Le pharmacien doit refuser de délivrer certains produits comme les psychotropes, les corticoïdes ou les hormones, ainsi que toute autre potion qu'il jugera dangereuse pour la santé du patient. En cas d'insistance ou de doute, le pharmacien doit toujours orienter le patient vers son médecin», recommande M. Belambri. De son côté, le directeur général du centre national de pharmacovigilance et de matériovigilance, M. Abdelkader Helali, met en exergue l'urgence de mettre en place une «politique pharmaceutique nationale» destinée à lutter contre l'utilisation irrationnelle des médicaments, et de créer un comité pharmaceutique et thérapeutique dans chaque structure publique de santé de proximité, garant d'un meilleure qualité de soins. On insiste également sur l'aspect éducation du malade et l'importance de lui apprendre l'usage rationnel des médicaments afin d'éviter toute tentation d'automédication aux effets pervers très préjudiciables à la santé.