Allez dans la rue. Ecoutez la rumeur. Ecoutez les histoires. Les vraies. Alger, capitale d'un pays qui dort sur un matelas de 50 milliards de dollars, est livrée aux voyous. Ils s'attaquent aux pères et aux mères de famille. Ils s'attaquent aux enfants d'Algérie qui travaillent ou ne travaillent pas. Qui marchent. Qui osent flâner. Où est l'Etat ? Où est la police ? Quelques réponses… Cela se passait il y a environ une année. Abdelhamid, matelot dans la marine marchande se souvient des coups, mais pas de la date exacte. En plein jour, et alors qu'il répondait à un appel sur son portable, il a reçu un coup de couteau d'un électricien (recourbé) sur l'avant -bras. Résultat : 45 jours d'arrêt de travail, 24 points de suture et surtout un traumatisme définitif. L'agression a eu lieu au square Port-Saïd en plein jour. Dans son malheur, Abdelhamid a eu de la chance. Après avoir porté plainte au commissariat du 3e arrondissement et dépensé 100 000 DA en frais d'avocat, il a vu ses agresseurs finalement arrêtés et condamnés à 5 ans de prison ferme. Un lot de consolation qui le fait jubiler aujourd'hui, même si, dit-il, “rien n'est tout à fait réglé puisqu'à ce jour les agresseurs pullulent encore à Alger”. Commentant cette narration, Chérif universitaire, dit : “Le jour où les portables coûteront 1 000 DA, il y aura moins de coups de couteaux”, triste sarcasme. La pauvreté a donné de hideuses rides à Alger. Cette ville, où la lumière se respire, cette cité conçue pour ouvrir les bras, tout entière offerte aux idées, aux amitiés, à l'amour et au rire, est devenue un chasse-trappe pour ses habitants. Ses rues sont devenues rets. La misère et les psychotropes expliqueraient tout… Mais que fait donc la police ? Pour Mohammed Kaloum, chauffeur de taxi, la réponse est simple : “Pas grand -chose. On se demande parfois si elle n'est pas complice. La preuve, depuis deux, trois semaines, elle a sérieusement investi la ville, il ne se passe presque plus rien. Pourquoi ne resterait-elle pas présente en permanence ?” Mohamed, lui aussi, a été victime d'une agression perpétrée par deux clients qu'il transportait entre Bologhine et Bab El-Oued. Après lui avoir mis un couteau sur la gorge, ses “prédateurs”, lui ont fracturé le nez et un doigt avant de le délester de 800 DA, du portable et de la menue monnaie. Il raconte la triste suite : “Je suis resté 20 jours en arrêt de travail. Aux assurances-taxi et, alors que j'avais été évacué en urgence lors de mon agression, et que mon arrêt de travail avait été signé par un médecin de garde, on m'a exigé un certificat de reprise signé par le même médecin pour me rembourser. Où allais-je le retrouver ? J'ai déchiré mon dossier et pris ma douleur à mon compte”. Depuis son agression Mohamed met son cache à 18 h. Il ne travaillera plus jamais la nuit. A ce jour, il ne sait pas encore s'il doit rire ou pleurer de son entretien avec l'assureur : “Tu imagines ! Il m'a demandé 13 photocopies de mon dépôt de plainte et du certificat médical ! Quel dossier peut nécessiter 26 documents”. DES SUPPORTERS DECHAÎNES Mohamed Kaloun en a eu gros sur la patate. Il faut dire qu'il n'a jamais été gâté par la vie. Et surtout pas par le pouvoir. Fils de chouhadas (mère et père), sa femme s'est suicidée, il y a quelques années en raison principalement d'un problème de logement. Il a hérité d'une fille et d'un incommensurable sentiment de culpabilité. À ce jour, il vit dans un hôtel payé 400 DA-nuit. Il en vit pour ne pas suivre les traces de sa femme. Il raconte, revenant aux agressions : “C'était à la sortie du match MCA-USMH, au niveau de la pêcherie. Un de mes clients a voulu répondre à un appel sur son portable, je lui ai demandé de rengainer sa machine. On risquait de me casser ma voiture pour ce seul instrument. Ça n'a pas raté. Deux minutes plus tard, tels des criquets, une horde de supporters s'est attaquée au véhicule qui me précédait. Il s'y trouvait une famille avec père, mère et enfants. Ils les ont littéralement dénudés ! La mère s'est retrouvée les seins en l'air et les filles en pleurs. Le père, hagard, a couru vers un officier de police pour demander assistance. Réponse cinglante, rageante mais sans doute d'à propos : b'slamet rassek, quelque chose comme “rend grâce à Dieu qui t'a gardé !” Une formule que l'Algérien connaît, qui rappelle de bien douloureuses circonstances… Il y a beaucoup d'affolement dans l'air. Si on prête l'oreille à la rumeur publique qui ne serait pas toujours une rumeur, les rues d'Alger et, notamment les grands axes, rues Didouche et Ben M'hidi, seraient livrées aux petits malfrats. C'est vrai, les citoyens surtout lorsqu'ils portent cartable et odeur de houblon sont attaqués quotidiennement et blessés dans leurs corps et leurs âmes sur les grands axes. On ne prend même plus la peine de dévaliser les honnêtes gens dans les coins obscurs. On crève les hommes au grand jour. Lancinante, la question revient : “Que fait la police ?” L'occasion nous a été donnée de vivre quelques heures avec les éléments qui la composent. Certains parmi eux parlent comme dans un livre, d'autres parlent comme vous et moi. Ils savent plus que vous et moi. Ils passent leur vie au charbon. Ils sont parfois violents. Ils sont violents chaque jour. Le commissaire Derrar Abdelghani, chef de la Police judiciaire de la sûreté de daïra de Sidi M'hamed — Cavaignac — nous a accompagnés longtemps lorsqu'on a battu le bitume d'Alger pour tenter de comprendre. Il a bien ri lorsqu'on lui a rappelé la triste réputation du commissariat où il est installé. À Cavaignac, on tabassait sec, il y a quelques années. Nous n'avons aucune envie de passer la pommade aux policiers, d'autant plus que certains parmi eux outrepassent quelquefois leurs droits. Il est cependant, aujourd'hui, à l'heure où l'Algérie se situe à la croisée de tous les chemins, au moment où toutes les tentations guettent, à quelques enjambées de l'envol ou de la chute, il est donc important de reconnaître que la sûreté nationale a revisité sa façon de travailler. La police algérienne n'est plus un nid de rustres ou d'ignares. Elle est dirigée par des universitaires qui ne pensent pas nécessairement en rond et qui savent comme Monsieur Tout le monde que le monde n'est pas tranquille. Trente et un décembre 2004, le compteur tourne. L'Algérie reste scotchée à ses peurs. Riadh El-Feth, l'ex-tchichi center est sur-sécurisé. Il n'y a pas foule, les gens s'amusent ailleurs. Dommage ! Ce centre restera un gâchis. On rend visite au centre de police locale, il y a du monde. Aucun crime, aucun délit cependant. Les personnes interpellées ce soir ne sont là que pour un examen approfondi de la situation. Un contrôle d'identité en quelque sorte… Butin : quatre couteaux et une hachette saisis. Une hachette ! Que voulait donc faire son détenteur ce soir là ? De la prévention, la police nationale en fait tous les jours, mais quels que soient les efforts qu'elle déploierait par ces temps, elle n'éradiquera jamais la violence réelle, extrêmement palpable qui pourrit la capitale. Jour du réveillon. Toujours. Cavaignac. On met sous nos yeux une vingtaine de couteaux et… un sabre ! Combien de victimes auraient fait ces armes cette nuit-là ? Les Algériens seraient-ils devenus fous ? Comment un jeune de vingt ans peut-il planter un surin dans le corps d'un homme ou d'une femme ayant l'âge de son père dans le seul but de lui faire les poches ? Pourquoi ? D'où est venue cette culture ? Djillali Khellas, écrivain, énervé raconte : “J'étais en voiture, on m'a braqué. J'ai appuyé sur l'accélérateur, j'ai foncé droit devant moi avant de revenir en marche arrière à la même vitesse. J'ai écrasé un de mes agresseurs avant de rentrer chez moi, soulagé. Sans avoir porté plainte”. Et sans déclaré l'accident bien sûr. A-t-il eu tord ? Avait-il raison ? Djillali Khellas en a gros sur le cœur et comme toutes les personnes de son âge, il estime que ce pays assis sur des milliards de dollars devrait penser enfin à mettre les moyens, qu'il faut pour sécuriser ses villes. Imaginez ! Dans un bureau du commissariat central, j'ai entendu une femme policière dire à sa collègue : “Comment fait-on pour se procurer une parka ? Par ces heures glaciales, notre police ne trouve pas à s'habiller… Où est passé l'argent du contribuable ?” Rachid Farès, comédien, notre Depardieu national, dit comprendre la violence : “Le bonhomme qui agresse n'est pas né agresseur. Si je n'avais pas été comédien, j'aurais peut-être été voleur, aujourd'hui”. Le raisonnement est court mais peut-être juste. Il y a trop de misère en Algérie. Les salaires sont trop sous-dimensionnés par rapport au coût des marchandises. Les maquignons de tous bords urinent trop et trop souvent sur la dignité des gens qui triment. Tout ce cafouillage taraude les cœurs et pousse au crime, au geste suicidaire. RÊVES D'AILLEURS Les jeunes rêvent de partir. À l'étranger ou au cœur des nimbes que procurent les psychotrophes. Ils se flinguent à coups de cachet ou d'injection de médication anticancéreuse. De la folie ! Que sont les parents devenus ? Les officiers qui dirigent les équipes de police qui nous ont accompagnés à Bab El-Oued ou Hussein Dey (Zoubir et Rouabhia) ont bien attiré notre attention sur ces stupéfiants comportements. Ils ont bien raison de se demander pourquoi il leur choisirait le devoir de porter tous les maux du pays sur le dos. Depuis le mois de mai 2002, la police nationale a créé le GMAC (Groupes mobiles anticriminalité) l'équivalent de la BAC française. Depuis 2002, les statistiques officielles établissent une baisse sensible de la délinquance dans les grandes villes du pays, notamment à Alger. Depuis 2002, les Algérois ont constaté une très nette recrudescence des vols et des passages à tabac. Certaines personnes agressées sont mortes suite aux coups reçus. D'autres sont restées estropiées. D'autres, enfin, sont demeurées traumatisées à jamais. Il y a des natifs d'Alger qui ont connu les joyeuses heures de la ville et ces terrasses, et qui n'osent plus s'aventurer rue d'Isly, refusant de s'éloigner de la rue Didouche. Il y a des Algériens qui ne savent plus à quoi ressemble un escalier ou une ruelle. Alger abrite plus de trois millions d'habitants. Les gens et les genres s'y sont mélangés. Le terrorisme y a sévi, la corruption et l'arrivisme y ont élu domicile, mais tout ceci peut-il expliquer cela ? À Belcourt, nous avons visité un marché, nous étions au centre de la cohue. Au cœur du risque. Il n'y avait pas de risque. Les lieux étaient parfaitement sécurisés par des policiers “banalisés”. Il en a été de même à Hussein Dey, à Bab El-Oued, à Bologhine, à La Pointe- Pescade, à Notre-Dame… Paradoxalement et contrairement à ce qui se passe dans d'autres grandes cités du monde, la banlieue d'Alger est quiète et le centre tourmenté. Alors, une petite agression pour rigoler encore un coup : c'est un monsieur à l'allure d'intello, cadre moyen, myope et donc “lunetté” qui est “entrepris” par un groupe de jeunes sur les hauteurs de Staouéli. Il lui font les poches et s'emparent d'un butin ridicule : une boîte de chique 50 DA et ... les lunettes. Lâché dans la nature, hébété, il rentre chez lui avant de se raviser une fois revenu à ses esprits et de retourner sur les lieux de l'agression pour réclamer une chique et ses lunettes. On les lui a rendues ! Un autre, moi-même en fait, se fait voler un sac contenant tous ses papiers. Il demande au tenancier de la table à tabac la plus proche. Celui-ci lui ramène ses papiers contre 500 DA. Pas le sac. "Ils en ont besoin pour la plage” s'entend-il dire. "Lyabssa" "la dure", les néo-voyous algériens ont inventé une nouvelle tactique pour immobiliser leurs victimes. Ils leur écrasent la trachée au risque de les tuer pour leur faire les poches. Ils prennent le risque d'endeuiller des familles pour 200 DA parfois. Alger, malgré toutes ces galères, reste une ville sûre. Les Algériens, malgré les dizaines de milliers de crimes commis pendant la décennie rouge, restent sains, mais la dérive a déjà commencé. Plus rien ne sera pareil demain. Le terrorisme nous a fait craindre le pire. La culture de la violence s'étant installée, on s'attendait à voir émerger avec l'accalmie, le grand banditisme. Le vrai. Nous n'y sommes pas encore arrivés. À la place, la paupérisation des familles a donné naissance à une délinquance minable aux allures de vermine. Qu'attend l'Etat pour se décider à fermement éradiquer ce que la police appelle les points noirs dans la cité ? En fait de point noirs, il n'y en a qu'un, singulier, aussi gros qu'une tache de noir sur le visage d'une adolescente : c'est tout le centre-ville, tout Alger- Centre. Avec tous les détritus qui s'y amoncellent et toutes les incongruités qui la caractérisent, cette capitale commence déjà à ressembler à un souk. Si on se met maintenant à y tolérer le diktat d'une horde de drogués, il n'en restera plus rien. La capitale, ce miroir d'un pays qui ne cesse d'afficher de grandes ambitions, est en train d'agoniser sous les coups d'adolescents mal accomplis. Si il y a encore un pilote dans l'avion, qu'il se réveille ! Notre pays étripé par les importateurs de bric et de broc s'est mis à prêter le flanc au cutter et autres bombes à gaz. Ce n'est pas sérieux. M. O.