Il est tout à fait inapproprié de considérer le «problème» de la burqa comme une simple manœuvre politicienne liée à des circonstances électorales pour un gouvernement dont l'assise philosophique est la revivification de la «République du nous», centrée sur ses fondements christiano-laïques dont le débat sur l'identité nationale diligenté par un ministère de l'Immigration et de l'Identité nationale en est l'illustration. Une «République du nous» si bien personnifiée par les propos d'une représentante de l'UMP lors de l'Université d'été, le 5 septembre 2009, au sujet d'un français issu de l'immigration : «Amine mange du cochon et boit de l'alcool». Traduisons : Amine est «comme» nous. La messe est dite. La scène tragique est là. Tous les fils d'immigrés, principalement les musulmans, qui ne s'inscrivent pas dans la philosophie du nous sont bannis de la cité. Athènes avait ses barbares, à la République d'avoir les siens. Le premier symbole à payer le prix de cette guerre philosophique est la burqa. Elle est la minorité la plus fragile sur le plan social et le symbole contre lequel la «République du nous» renoue avec sa mission - mystificatrice- d'émancipatrice de l'humanité. Il est capital de souligner que la structure métaphysique des initiateurs de cette mise en scène médiatique de la burqa et du débat sur l'identité nationale ne considèrent nullement la question de l'identité comme un projet ouvert, une œuvre à venir, mais comme un retour à, un retour au propre, où l'autre, venu d'ailleurs, le français étranger n'a aucun rôle symbolique à jouer. La République comme citadelle métaphysique est une œuvre parfaite : soit l'assimilation, soit l'exclusion. De quoi la burqa est-elle le nom ? La République dans le rôle de Créon voit dans la burqua le symbole de l'âge de la minorité dans le sens kantien Qu'est-ce que les lumières ? publié en 1784. Une minorité synonyme d'asservissement, de dépendance et d'assujettissement ; en plus de la négation de la liberté, la burqa, par l'effacement du visage redevient le symbole de la négation de l'humanité. La République, gardienne du temple de la lumière et des droits de l'homme ne peut admettre ce sacrilège. Il faut laver la République de cette souillure. La burqa, contre son corps défendant, n'ayant pas le statut social d'Antigone, n'étant pas de sang royal, n'ayant même pas une voix pour plaider sa cause car elle est sensée être la propriété de…, n'ayant, donc, aucune appartenance propre se trouve dans la situation d'Antigone. Et comme Antigone, elle ne peut être que contre. Face à l'impératif de la loi de la République, elle oppose son impératif intérieur d'ordre moral. Elle n'obéit qu'à la voix de son cœur, une obéissance vécue comme une liberté, un accomplissement de soi, fruit d'un cheminement spirituel, d'un mûr apprentissage par lequel elle ne peut admettre d'obéir à la loi mondaine des hommes. C'est dans cette attitude qu'elle est en accord avec elle-même. Et c'est dans cet accord qu'elle est fidèle à elle-même, donc en paix avec soi. Et qu'est-ce qu'une une identité si ce n'est la paix avec soi-même ? C'est à cette condition qu'elle devienne le socle sur lequel les chefs-d'œuvre puissent s'élever. Schlegel considère Antigone comme celle qui rend visible l'influence divine sous une forme humaine. Déjà le voile à l'école a mobilisé la République toute une année, que dire alors de la burqa où l'influence divine est trop visible…. L'autonomie de la société qu'est la sécularisation ne peut tolérer la présence visible de la verticalité dans l'horizontalité sociale. La différence de l'autre est posée et acceptée d'une façon abstraite mais non phénomologique. Il a suffit que les minorités redeviennent visibles qu'elles sont devenues menaçantes. La «République du nou» n'admet que le semblable. Elle voit dans ses minorités visibles la menace du communautarisme. Elle oublie qu'elle est en soi le grand communautarisme : celui de la majorité. Les minorités visibles n'ont jamais conçu le «communautarisme» comme une disposition première allant de soi avec leur origine mais c'est la discrimination et l'exclusion qui les poussent à le devenir. Le repli communautaire n'est que le résultat d'une pratique de la République qui a failli à tenir ses promesses en trahissant son idéal d'égalité. Dans la pratique, l'idéal républicain a fini par générer le sentiment communautaire. Telle qu'elle se présente, la «République du nous» dans laquelle règne la glorification du même, ne peut être une réponse pour le communautarisme puisqu'elle le sécrète. La théâtralisation de la burqa ainsi que le débat sur l'identité nationale ne sont que la mise en scène du thème tragique qui a pour titre le Procès. En bannissant la burqa de l'espace publique, la République l'accuse d'avoir revêtu l'habit du traître : elle a rompu une solidarité émancipatrice pour s'identifier à une nouvelle alliance obscurantiste. Deux positions antinomiques et symétriques, la République et la burqa sont dans un face à face que sépare une frontière métaphysique. Dans ce procès, la République refuse de voir dans la burqa une fille occidentale car celle-là est d'autant plus désorientée lorsque son interlocutrice, la burqa, s'adresse à elle dans une prononciation impeccable et prône son attachement aux valeurs de la République, dont l'assise fondamentale est de permettre au sujet de choisir librement ce qu'il veut être. Comme l'était Antigone, la burqa est indissociable de son sol natal. Là où la burqa parle de liberté, de dévouement et d'une vie quotidienne «[…] dans laquelle chaque instant est dédié à Allah» ; la République parle d'asservissement et d'oppression : «Elles réservent l'exclusivité de leur visage et de leur corps à l'homme dont elles acceptent d'être la propriété.» Dans le langage d'Antigone, la burqa utilisera l'épouse. La notion de propriété de l'homme est étrangère au dictionnaire spirituel de la burqua. La notion de propriété est intrinsèque au capitalisme et à la philosophie libérale qui le caractérise. La propriété est synonyme de chosification, du corps comme marchandise : cette conception est indissociable de la conscience moderne. Les catégories philosophiques de la modernité ne peuvent être transposées mécaniquement sur la sphère spirituelle de la burqa. Une modernité caractérisée par le nihilisme du présent en quête d'un héroïsme qui lui sied. La phrase inaugurale du nihilisme de Nietzsche - qui sous-entendait par là le Dieu des chrétiens -, a fini par entraîner dans son sillage celle de l'homme. La fin des grands récits fait de la modernité, dont la laïcité est la traduction politique, le nouveau grand récit. La question philosophique à laquelle est confrontée la modernité et pour laquelle elle n'a pas trouvé de réponse est : quel héroïsme pour les temps présents ? Baudelaire, en son temps, a vu dans le dandy la figure héroïque des temps modernes. La première caractéristique du dandy est sa tenue vestimentaire. La mode et par la suite la peopolisation, et des olympiades sont devenus la clôture métaphysique de la modernité. L'horizontalité politique a fini par devenir une platitude, un désert d'insignifiance qui n'offre aucune transcendance à l'individu. La burqa, dans cette absence d'une haute idée de l'homme et face à l'affaissement de la société devant le culte de la réussite est selon Abdenour Bidar à l'exemple des «vrais-faux marginaux volontaires» dont regorgent nos sociétés, et elle n'exprime ainsi «qu'un désir personnel d'exister». Un désir d'exister qui reflète «l'identité profonde du moi moderne devenu introuvable». Les «vrais-faux marginaux volontaires» accompagnent la modernité dans ce qu'elle a de propre : la possibilité offerte à chaque génération d'être créatrice de ses propres valeurs. Et tous ces mouvements y participent alors que la burqa participe mais en excédant la modernité. Elle ne considère pas la modernité comme un horizon indépassable de l'humanité, comme une césure par laquelle celle-ci tend à incarner définitivement l'esprit du temps. Elle ouvre la modernité -prise comme une totalité - sur d'autres horizons possibles. (A suivre)