Or, il se trouve qu'aujourd'hui cette position est celle de nombreux citoyens et responsables politiques, en particulier celle de la Commission nationale consultative des droits de l'homme, alors même que le débat s'est crispé. Bien plus rédhibitoire que le foulard, on a vu apparaître le port ultra-minoritaire mais spectaculaire du voile intégral. Le gouvernement a lancé un débat sur l'identité nationale, très vite identifié par l'opinion comme un débat sur l'islam, et le Premier ministre nous annonce une loi interdisant le port de la burqa. Disons tout de suite, pour sortir de la confusion, que parler de burqa est un abus de langage : le mot désigne le costume généralement bleu, entièrement fermé avec un grillage devant les yeux, imposé aux femmes par la société afghane. Le voile intégral, noir, d'origine saoudienne, est une négation rédhibitoire de la personne, mais il ne renvoie pas à l'horreur meurtrière des talibans. Dramatiser le débat, s'il en était besoin, n'est pas innocent. Nous tenons à affirmer un certain nombre d'éléments essentiels. 1) La laïcité n'a rien à voir dans la question du voile intégral Les législateurs de 1905 s'étaient résolument refusés à réglementer les costumes, jugeant que c'était ridicule et dangereux : ils préféraient voir un chanoine au Parlement en soutane plutôt qu'en martyr. La laïcité qu'ils nous ont léguée et à laquelle nous sommes fortement attachés, c'est la structure du vivre ensemble : au-dessus, la communauté des citoyens égaux, la volonté générale, la démocratie et, en dessous, des communautés partielles, des syndicats, des associations, des Eglises, une socialisation multiple et libre qui peut même se manifester ou manifester dans l'espace public, mais en aucun cas empiéter sur la volonté générale, et enfin la singularité des individus qui choisissent librement et combinent entre elles leurs croyances et leurs appartenances. En conséquence, le politique n'a ni à se mêler de religion ni à traiter une religion différemment des autres, la loi n'a pas à régler les convictions intimes qu'elle suppose chez les individus, la République n'a pas à dire ce qui est acceptable et ce qui ne l'est pas mais à protéger également tous ceux qui résident sur son territoire, sauf s'ils mettent en cause l'ordre public. Le pluralisme religieux et culturel est constitutif de l'unité de la France, qui a toujours connu à la marge des dérives fanatiques, intégristes ou sectaires déplorables mais éphémères. Donc laissons la laïcité tranquille. 2) L'égalité hommes-femmes attend une vraie politique L'argument principal, et tout à fait justifié sur le fond, contre le port du voile, c'est qu'il signale de manière radicale l'infériorisation des femmes. C'est bien le cas si le port du voile est imposé par le mari ou un autre homme de la famille. Dans ce cas, la France dispose des outils législatifs permettant à une femme de déposer une plainte pour contrainte ou séquestration et d'obtenir le divorce aux torts de son mari, sachant bien sûr combien cette démarche peut être difficile pour elle. Mais il peut s'agir aussi, comme l'attestent de nombreux témoignages, d'une servitude volontaire. Or la liberté ne s'impose jamais par la force ; elle résulte de l'éducation, des conditions sociales et d'un choix individuel. On n'émancipe pas les gens malgré eux, on ne peut que leur offrir les conditions de leur émancipation. Pour faire progresser l'égalité et la mixité entre les hommes et les femmes, ce qui est urgent, c'est de promouvoir des politiques dans les domaines éducatifs, salariaux et professionnels, des droits sociaux, un meilleur accès à la santé et à la maîtrise de la procréation. Ces problèmes concernent des millions de femmes dans la France d'aujourd'hui et ne sont en rien traités de façon prioritaire. Un abcès de fixation sur quelques centaines de cas ne fait certainement pas avancer l'égalité, qui appelle au contraire à revenir à la solidarité entre toutes les femmes. 3) Une surenchère de discriminations n'est pas la solution La question du voile intégral renvoie en réalité à un profond malaise des populations concernées auxquelles la République n'a pas pu ou pas été capable de faire une place. D'où l'apparition de vêtements et de coutumes dont la signification est très complexe, depuis le port du foulard par des adolescentes des banlieues comme signe identitaire jusqu'à ce voile intégral qui est un paradoxe : à la fois dissimulateur de la personne et signe ultra-visible, provocateur, d'un refus de la norme sociale, sous prétexte tantôt de religion, tantôt de pudeur. Même si nous réprouvons ce choix, ce n'est pas une raison pour essentialiser et déshumaniser des femmes qu'on réduit à un signe abstrait et que l'on exclut de toute vie publique. Interdire le voile, c'est conforter la posture de ces femmes, c'est en faire doublement des victimes : résultat absurde d'une volonté soi-disant émancipatrice. Elles porteraient seules le poids d'une interdiction imposée en grande partie par la domination masculine, et cette interdiction les exclurait à coup sûr de la cité. En revanche, tous les musulmans, hommes compris, se sentiraient blessés par une loi qui ne toucherait que l'islam. 4) Droits et libertés Ce serait en plus ouvrir une voie extrêmement dangereuse en termes de libertés publiques. Réglementer les costumes et les coutumes est une pratique dictatoriale, que ce soit de façon discriminatoire pour signaler une population donnée ou au contraire par l'imposition d'une règle universelle. Obliger les femmes à porter le voile comme leur interdire de cacher leur visage — sauf dans les cas prévus où l'identité doit être prouvée — est également liberticide. Si une telle hypothèse est présente, c'est que la société française a été profondément intoxiquée par des idées venues de l'extrême droite et qui se sont infiltrées jusque dans la gauche : la peur de l'immigré, de l'étranger, les relents de notre histoire coloniale, la tentation de l'autoritarisme. La LDH a une tout autre conception de la démocratie, des droits, de l'égalité et des libertés. 5) Vivre ensemble La LDH refuse les termes d'un débat instrumentalisé, qui risque de déboucher sur une loi perverse et dangereuse. Des millions de musulmans vivent en France, et pour beaucoup vivent mal. Ce n'est pas un ministère de l'Identité nationale qui résoudra leurs problèmes et qui leur offrira un avenir, mais des politiques sociales et antidiscriminatoires ; c'est un travail politique, citoyen, de réflexion sur les conditions du «vivre ensemble». C'est aussi leur responsabilité individuelle et collective, qui attend, par exemple pour ceux qui sans en avoir la nationalité résident en France, le droit de vote pour pouvoir s'exercer.