Dans cet article, nous aborderons principalement les aspects politiques que présente ce renouveau au Soudan, en ne faisant allusion qu'en cas de nécessité à ses aspects non politiques et aux liens qu'entretiennent les mouvements islamiques soudanais avec ceux des autres pays musulmans. Plus précisément, nous nous centrerons sur le Front national islamique (FNI, issu des Frères musulmans) et nous nous en tiendrons à sa pratique politique et à son idéologie (ce qui ne veut pas dire que les autres mouvements religieux, ainsi que les aspects non politiques de leurs pratiques — à commencer par les aspects proprement religieux — soient dénués d'importance). Après d'indispensables rappels historiques, l'on envisagera successivement les mécanismes idéologiques par lesquels le FNI propose une interprétation de la situation soudanaise et les voies et moyens de sa transformation, puis le réseau institutionnel formé par le Front et sur lequel celui-ci s'appuie, les actions qu'il mène et les oppositions qu'il suscite, pour finir par quelques considérations sur son possible devenir. Rappel historique C'est au début du XVIe siècle que le premier État islamique s'établit au Soudan : il s'agit du royaume de Sennar, encore mal connu. L'Islam soufi s'y répand, jouissant de la protection des souverains musulmans de ce royaume, bien que les relations entre les cheikhs des confréries et ces derniers ne soient pas toujours excellentes. Autres acteurs de l'islamisation : les grands commerçants, dont les intérêts rencontrent en partie ceux du pouvoir et des chefs religieux. Ceux-ci, ainsi que l'armée, assurent en effet, par leur pouvoir de médiation pour les premiers et par la force pour la seconde, la sécurité des routes commerciales qui concourent en retour à la prospérité du royaume. Quant à la vie sociale, elle est empreinte, sous tous ses aspects, de religiosité d'inspiration confrérique, la mosquée constituant, par ailleurs, un lieu essentiel de sociabilité. A l'époque du colonialisme de la Turqiyya (1824-1885), l'État se renforce et exerce un contrôle croissant sur l'économie (irrigation, lourde fiscalité), sur la société (écoles et tribunaux «modernes») et sur la sphère religieuse, soumettant les institutions islamiques à son autorité directe et leur apportant en retour des moyens financiers, ce qui les rend ainsi dépendantes de lui — en ville particulièrement — et en fait des «appareils idéologiques» dans le domaine politique. Sous la période mahdiste (1885-1898), la mobilisation politique visant à mettre fin à l'oppression coloniale de la Turqiyya s'effectue sur des bases entièrement religieuses. Mais, à la mort du Mahdi, qui suit de peu la victoire de ses partisans, les problèmes liés aux divisions politiques intérieures et à la désorganisation de la production agricole s'intensifient et empêchent toute résistance sérieuse au nouveau colonialisme, anglais cette fois, qui, pourvu des armes les plus modernes, s'impose rapidement. Durant la période coloniale anglaise, qui dure plus d'un demi-siècle (1898-1956), les systèmes économique et politique locaux se voient soumis, avec rigidité pour le premier et souplesse (accompagnée de recours occasionnels à la force) pour le second, à la logique de la production et de la reproduction capitaliste coloniale «classique». Quant aux institutions religieuses, essentiellement confrériques, le pouvoir colonial fait usage à leur égard de diplomatie, tentant de se concilier — non sans résistance sporadique de leur part— leurs chefs religieux, en leur promettant ressources et place au sein du nouveau pouvoir en échange de leur loyauté. L'État colonial met en place de nouvelles institutions religieuses «officielles» auxquelles il rattache les institutions confrériques traditionnelles — cherchant à changer, par exemple, leurs méthodes d'enseignement —, lesquelles se trouvent, de ce fait, marginalisées matériellement et socialement et, à tout le moins, «instrumentalisées». Sur le plan économique, par exemple, disciples et aspirants doivent participer à la production planifiée dans le cadre des grands projets agricoles — culture du coton essentiellement — souvent contre des salaires dérisoires, voire en échange de la baraka du cheikh de leur confrérie. Dans le Soudan indépendant, la période clé pour l'analyse de la transformation des rapports entre religion et pouvoir politique est celle de la présidence de Nimeiry (1969-1985) : celui-ci, privé du soutien de la plupart des catégories sociales ralliées sous la bannière des partis politiques d'opposition et/ou d'institutions confrériques envers lesquelles il nourrit la plus totale méfiance et qu'il prend pour cible de sa répression, tente de prendre appui sur les petites confréries soufies. Si son choix se porte sur ces dernières, c'est qu'elles se situent hors du champ de polarisation des deux «confréries» principales, celle des Ansar (qui n'est pas à strictement parler une confrérie) et celle de la Khatmiyya, et que, dénuées de capacité organisationnelle autonome forte, elles constituent des instruments de mobilisation faciles à manipuler et à utiliser idéologiquement. Durant les dernières années du régime de Nimeiry, après la réconciliation nationale entre le pouvoir et une partie des forces les plus notoires d'opposition au régime, à savoir le Parti Umma — émanation des Ansar — et les Frères musulmans, le régime entreprend de faire de ces forces des composantes intégrées à l'ensemble des appareils de l'État. Le pouvoir législatif, purement islamique selon Nimeiry et ses partisans, tend à faire de cet État autoritaire un «nouvel imamat». L'on crée des tribunaux chargés de sanctionner tout comportement social jugé contraire à la chari'a et l'on constitue des comités d'Inspection des mœurs, appelés «comités pour le commandement du Bien et le pourchas du Mal». Les Frères musulmans sont au cœur de ce processus : leurs représentants comptent parmi les conseillers de Nimeiry. Dans de nombreux domaines ; ils prennent en main les tribunaux de la chari'a et leurs dirigeants figurent au Conseil du Peuple (parlement) ; en outre, ils contrôlent les comités cités plus haut, ainsi que de nombreuses associations et organisations de Jeunesse, comme l'«Organisation de la jeunesse constructive». Ils se constituent également une solide base économique en exerçant leur pouvoir sur la Banque islamique Faysal ainsi que sur ses succursales et ses diverses filiales opérant dans les secteurs du commerce et des assurances, et se livrant à diverses activités spéculatives. Quelques mois avant l'insurrection d'avril 1985, lorsque Nimeiry saisit la menace que représente pour lui la puissance des Frères, musulmans, il en fait arrêter et emprisonner un certain nombre. L'insurrection se déclenche alors qu'il se trouve aux États-Unis et que ces militants attendent son retour pour passer en jugement : les masses insurgées prennent d'assaut les prisons et libèrent tous les prisonniers politiques, Frères musulmans compris. Sous le régime de Nimeiry, ceux-ci ont élargi leur base en intégrant de nombreuses autres associations musulmanes. Ce qui fait dire à Hassan al-Turabi, quand on l'interroge sur les Frères musulmans — dont il est devenu le dirigeant au milieu des années 60 — pour l'embarrasser à propos de leur participation au pouvoir de 1977 à 1985, «qu'il n'existe rien qui corresponde à ce que vous appelez les Frères musulmans». La seule organisation autorisée dans les dernières années de la présidence de Nimeiry est, en effet, l'Union socialiste. Le caractère clandestin de l'organisation des Frères musulmans ne permet d'ailleurs pas à Turabi d'en dire plus sur leur action. Toutefois, leur force se révèle clairement lors de la manifestation dite «du million» organisée en soutien aux «lois de septembre» de 1983, promulguées par Nimeiry et qualifiées par lui de «purement islamiques». Notre objet n'est pas ici de faire l'historique des Frères musulmans ni de décrire les formes d'organisation qui ont caractérisé les différentes étapes de leur histoire au Soudan jusqu'à l'apparition de l'actuel Front national islamique. Si nous évoquons ces principales étapes, c'est uniquement pour souligner l'importance des transformations intervenues dans les interactions entre conscience religieuse et système idéologico-politique.