C'est, en effet, en novembre 1848, sous le régime Cavaignac, que le projet sera inscrit dans la Constitution de la IIe République, entérinant ainsi le décret de mars 1848 pris par le précédent gouvernement, se réclamant de la démocratie et de l'humanisme et formé de républicains, tels Ledru Rollin ou Lamartine, respectivement ministre de l'Intérieur et ministre des Affaires étrangères, mais aussi de personnalités saint-simoniennes marquées à «gauche», tel Lazare H. Carnot, ministre de l'Instruction publique, ce qui, soit dit en passant, annule la thèse du clivage à cette époque, défendue encore aujourd'hui par des légataires du mouvement, entre saint-simoniens de gauche et de droite. Triomphe de l'armée coloniale, l'année 1848 est aussi la synthèse d'une époque qui, de la monarchie de juillet à la proclamation de la IIe République, consacre un large consensus des élites françaises, toutes tendances confondues, quant au bien-fondé de la colonisation. Les premiers saint-simoniens en Algérie Les militants et sympathisants saint-simoniens, principalement les partisans d'Enfantin, ont eu une relation soutenue à l'Algérie, que ce soit dès 1830, pendant la guerre de conquête ou durant le processus colonial. Certains d'entre eux ont cumulé ces trois moments, tel Lamoricière. Ils y ont mis leurs idées, leurs projets, leurs connaissances, leurs fantasmes, leurs préjugés, un savoir-faire militaire et un rapport à la guerre qui conduisit certains d'entre eux aux pires atrocités. L'Algérie fut une «carrière» pour eux, au même titre que l'Orient pour les savants, les militaires et les politiques britanniques. Un Orient qu'ils soumettront et fabriqueront à partir de doctrines prônant la supériorité de la «race européenne» sur un homo arabicus-islamicus défini comme «une espèce d'abstraction» a-historique, figée et immuable. L'Algérie fut aussi un laboratoire où ont été conçues et appliquées les théories et les techniques d'assujettissement et de liquidation de toute résistance. Les premiers témoignages de saint-simoniens proviennent d'officiers polytechniciens, tels Lamoricière ou son ami Bigot. Grâce à eux, cette idéologie circule au sein de l'armée : «Nous avions été longtemps les seuls saint-simoniens de l'armée d'Afrique ; (...) nous avions fini par amener à nous plusieurs de nos camarades.» Lamoricière symbolisera longtemps l'idéal saint-simonien et une guerre, dont il dit qu'elle «est une oeuvre d'apostolat auprès de gens qui n'entendraient de longtemps des raisonnements qui ne seraient point appuyés par des baïonnettes. Je regarde la conquête comme un puissant moyen d'importation d'idées». Mais dans les faits, avec ou sans baïonnettes, les saint-simoniens et les autorités occupantes «ne cherchent nullement à répandre leur religion dans les milieux arabes», c'est-à-dire les «bienfaits de la science et de la civilisation». Exploration scientifique et rectification identitaire Faute de «lumières», la France engage, parallèlement à une guerre impitoyable, des actions de «découverte» et de recension menées par des officiers formés aux sciences de l'époque. La nécessité de connaître, de maîtriser et de dompter le pays est une affaire d'Etat. C'est ce que confirme, en 1833, le ministre de la Guerre en joignant aux institutions scientifiques de préparer l'exploration totale de l'Algérie et de réaliser des cartes géographiques, «instrument le plus utile pour (...) la colonisation de l'Afrique». Ce volontarisme d'Etat et ces préparatifs donnent naissance, en 1839, à la Commission d'exploration scientifique d'Algérie. En sont membres plusieurs saint-simoniens, dont Enfantin, nommé rapporteur pour la partie historique et ethnographique, et le capitaine Carette. En font également partie I. Urbain, en qualité d'interprète, le docteur Warnier et des sympathisants. Aux premières découvertes succède une vaste entreprise d'exploration d'une société devenue, malgré elle, objet d'études et mobilisant toutes les sciences disponibles : géographie, histoire, ethnographie, antiquités, géologie, agronomie, chimie... Les objectifs ne se limitent pas à l'accumulation d'informations scientifiques. Il faut explorer scientifiquement et fabriquer idéologiquement l'Algérie pour justifier la colonisation. Auxiliaire de la conquête, la science doit donner «naissance» à un pays défait, une naissance fondée sur la rectification de son substrat historique et identitaire, entre autres. Cette entreprise est aussi le moment d'une connivence entre savants, politiques et militaires, qui ne se limite toutefois pas à la commission d'exploration et est partagée par les «avant-gardes fraîches et joyeuses de la colonisation», pour citer J. Berque. C'est en liaison avec ces lignes de conduite et ce contexte que la contribution théorique et pratique des saint-simoniens doit être saisie. Indépendamment de l'action des officiers polytechniciens, la contribution des civils, dont certains étaient aussi polytechniciens, a été inséparable du cadre étatique, qu'Enfantin pose et admet d'emblée : «L'esprit d'association et la plus grande de toutes les associations, le gouvernement, peuvent entreprendre, ensemble, avec ordre une colonisation scientifique». L'inscription de leur contribution dans le cadre étatique — la commission d'exploration dépend de l'armée et son chef est un colonel — ne leur interdit pas l'autonomie d'action, la promotion de leurs idées et projets et leur propagation auprès de l'administration coloniale, de personnalités influentes au sein du pouvoir d'Etat et des milieux de la finance. Leur poids grandit et, en 1845, Enfantin peut déclarer : «Nous ne permettrons plus à personne de mener les affaires de l'Algérie qu'en étant d'accord avec nous». Fondamentalement, leur contribution participe à la mise en place d'un réseau de la colonisation multiforme articulé aux urgences, aux besoins de l'économie et à l'excédent démographique, ce qu'indique, au lendemain de la révolution de juillet 1830, le maréchal Gérard au général Clauzel : l'Algérie doit devenir «un vaste débouché pour le superflu de notre population et pour l'écoulement des produits de nos manufactures». Techniciens et idéologues de la colonisation Si la technique coloniale s'identifie, entre autres, à l'action d'établir des plans et de placer des hommes pour asseoir et pérenniser la domination, alors nous pouvons estimer que les saint-simoniens, civils et militaires, ont été des techniciens de la colonisation, inspirant, guidant, influençant ou anticipant les décisions et les choix des responsables militaires et civils et des entrepreneurs. A cet effet, Enfantin se fait technicien de la colonisation au plan économique, mais aussi idéologue de la colonisation de peuplement, «qui doit être européenne, chrétienne et non française exclusivement, quoique faite sous la domination française». Parmi ces techniciens, son ami le capitaine Carette. Dès son arrivée, en 1835, il se lance, bien avant la commission d'exploration scientifique, dans la recension des possibilités de mise en valeur du territoire, des richesses matérielles et des ressources naturelles, offrant ainsi des perspectives pratiques à la science, à l'armée et à l'industrie françaises. Ses travaux, cités par Enfantin, portent sur les voies de commerce, les tribus et s'appuient sur des cartes géographiques qu'il confectionne. La Kabylie et le Sahara l'occupent particulièrement. Ethnographiant les Kabyles, ces «aborigènes» qui parlent une «langue pauvre», il procède à un «inventaire de questions (...) qui se rattachent (...) aux intérêts français», c'est-à-dire «la délimitation, la division, la configuration et l'aspect du sol, (...) les habitudes de travail et d'échange», ainsi que « 'état politique ou les relations des tribus entre elles». Cet inventaire est essentiel car «la domination de la Kabylie (sic) est une affaire industrielle». Pour le Sahara, il déclare que sa «domination (...) est une affaire commerciale». La jonction coloniale entre l'Algérie et l'Afrique passe inéluctablement par la conquête et le contrôle des anciennes voies de communication. (A suivre)