La caravane avortée d'Albert Camus continue d'alimenter sporadiquement les colonnes de nos journaux. Ainsi, tout porte à croire que le débat n'est pas clos. Si tant est qu'il se soit ouvertement établi un jour. Un débat de sourds que les initiateurs et les défenseurs de la célébration controversée de Camus maintiennent inégalement. Personnes très médiatiques, aux larges tribunes offertes, les camusiens préfèrent tenir la distance qui leur permet de se faire l'image qu'ils préfèrent avoir et qu'ils ont choisie de donner de leurs adversaires. Un rappel des faits s'impose qui doit nous éclairer sur les positions des uns et des autres. Tout a commencé par l'annonce en grande pompe de la caravane, qui devait partir du Centre culturel algérien de Paris et parcourir des villes françaises et algériennes et ce, à l'occasion du 50e anniversaire de la mort de l'auteur de l'Etranger. La structure organisatrice est dénommée «Club Camus Méditerranée». L'itinéraire tracé comporte les villes de Perpignan, Narbonne, Montpellier et Nîmes, puis, traversera la Méditerranée pour gagner Alger, Annaba, Oran, Tlemcen, Béjaïa, Tizi Ouzou et Tipaza. En Algérie des intellectuels, des universitaires, des journalistes réagissent individuellement. Se dégage, ensuite, un petit noyau qui lance l'idée d'une pétition, qui n'est diffusée que par deux journaux à très faible tirage. La pétition se présente comme un «appel aux consciences anticolonialistes». Les réactions qu'elle suscite sont immédiates et très alarmistes. La grande presse française d'abord, le Monde, le Parisien, le Nouvel Obs'… sont relayés par la presse algérienne. De grands espaces sont accordés aux animateurs de la caravane. Les opposants en sont exclus tout en se voyant attribuer des opinions qu'ils ont tenté en vain de démentir. Alors qu'à lire leurs écrits il n'est question que des positions politiques de Camus, on les accuse comme étant des ennemis de la culture ou comme, «suprême insulte», des agents du «pouvoir». «Depuis de longues années, les intellectuels corrompus, à la solde du pouvoir, critiquent Camus sans l'avoir lu…», pouvait-on lire à ce propos. Des gens à la solde du pouvoir qui n'ont rien de plus que deux «petits» quotidiens pour publier leur appel ! Comprenne qui pourra. Et puis, le pouvoir paraît bien faible de ne pouvoir leur offrir plus et de laisser son temple parisien faire ce qu'il combattrait ici, à travers quelques intellectuels presque inconnus. On va jusqu'à convoquer le «clivage» arabisants-francophones. Par ces procédés, c'était leur faire une grosse injustice, quand l'un d'entre eux, Mohamed Yefsah, exprime ainsi ses positions : «Le Camus littéraire doit avoir toute sa place en France, en Algérie ou ailleurs. Mais il est malveillant de vouloir conditionner le passé par un Camus qui refusait la révolte à des hommes qui voulaient la lumière, sortir du gouffre de l'histoire.» Et on se rend compte que c'était plus qu'une grosse injustice, plutôt une propagande mensongère, de déclarer aux médias français qu'en Algérie, il faut se cacher pour lire Albert Camus (sic). En fait, ce type de riposte, qui perdure bien après l'annulation du périple camusien, conforte plus la pétition qu'il ne la discrédite. Cette semaine encore, le directeur du CCA de Paris verse dans l'insulte. On l'interrogeait sur l'annulation de son projet. Ses propos, sûr qu'il est de son immunité médiatique, décrivent des adversaires comme lui voudrait qu'ils soient et dans le même temps comme ils devraient être perçus par l'opinion dans laquelle il baigne et prospère. Sans retenue aucune, il insulte : «Oui, elle [la caravane] a été annulée par la volonté d'un groupe d'Algériens qui a été assez puissant dans la médiocrité et dans la détestation de soi. Un groupe d'Algériens qui ne sera jamais à la hauteur des aspirations de ce peuple qui a tant donné pour pouvoir s'élever dans le concert des nations» (l'Expression). Il insulte dans le même temps, sans le savoir peut- être, Mouloud Mammeri qui ne peut, hélas, lui répondre. Mammeri avait dit de Camus: «C'est une vérité que de dire que […] sa condition objective était la suivante : c'était ce qu'il était convenu d'appeler un pied-noir, un Français d'Algérie. En tant que tel, si grand que soit l'effort intellectuel ou idéologique qu'il faisait pour dépasser ce que cette condition avait d'astreignant, il ne pouvait pas ne pas en être, il ne pouvait pas faire qu'il ne soit pas un fils de petit blanc d'Algérie.» Mais notre directeur, emporté, ne se rend pas compte qu'il avoue que son initiative souffrait réellement de ce péché originel qui lui est reproché. Celui de contenir en germe la tentative de réhabiliter des positions de plus en plus en vogue concernant ce qu'il exprime clairement : «Nous avons la nostalgie du vivre-ensemble. Les injustices étaient là, valables pour les uns comme pour les autres. Nous vivions si proches.» (la Croix). Il parle bien ici de la société coloniale en défense de Camus. L'auteur de cette phrase se défendra de la nostalgie néocolonialiste, il ne pourra pas se défendre d'être dans ce cas l'outil inconscient d'un travail de mémoire à rebours qui s'acharne à réhabiliter le colonialisme. Un travail qui se fait au grand jour, depuis peu. Un travail qui intègre une hostilité grandissante contre toute écriture de l'histoire qui ne procède pas d'un «équilibre» des «fautes» et qui occulterait les «crimes» des combattants algériens. Il y a aussi cette phrase chez Camus, dans les Justes, qui est de plus en plus brandie. Elle est le pendant de la phrase de Stockholm, en plus clair : «J'ai accepté de tuer pour renverser le despotisme. Mais derrière ce que tu dis, je vois s'annoncer un despotisme, qui, s'il s'installe jamais, fera de moi un assassin alors que j'essaie d'être un justicier». Les caravaniers ne doivent pas ignorer ce qu'elle suggère. Camus avait raison, parce que «le FLN et sa Révolution» ont instauré «un autre despotisme». La question qui se pose est de savoir si les deux «despotismes» peuvent être mis en parallèle pour justifier une remise en cause du choix de bouter le colonialisme hors de l'Algérie. Les opposants à la célébration de Camus savent que la réponse est dans cette question. Camus le «visionnaire» avait compris et tenté de calmer le FLN et de sensibiliser le gouvernement de son pays sur le «triste sort» des indigènes. Il avait raison contre tous. Contre les pieds-noirs qui ont «perdu leur pays» et contre les indigènes qui se sont «livrés» pieds et poings liés à la dictature du FLN. Il faut espérer que notre directeur du CCA de Paris ne lit pas ou ne sait pas ce qui se dit là-bas et parfois, ici, sur son pays. Quand il lira et saura, il faudra qu'il explique pourquoi tant d'autres références que Camus n'ont pas germé comme idée de caravane ou tout au moins d'hommage. Il y a, tout de même, des circonstances atténuantes qui peuvent jouer. Car il doit être difficile de mobiliser des capacités de discernement dans le vacarme parisien où il n'y en a que pour Camus. Un remède est pourtant disponible pour tout féru de littérature, dans ce cas précis où culture et politique «devraient être séparées». Le remède est de se rendre à l'évidence que le cas du fasciste Céline ne souffre d'aucune indulgence de la part des thuriféraires du colonialiste Camus.