La règle énoncée par le Prophète pour la détermination du début des mois islamiques, consistant à voir soi-même la nouvelle lune ou à apprendre de source fiable qu'elle a été observée quelque part, répondait parfaitement aux besoins de petites communautés ou d'individus isolés voyageant dans le désert. Mais son application à des populations entières, vivant sur des territoires étendus, soulevait de grandes difficultés d'ordre théorique et pratique. En effet, l'observation de la nouvelle lune à l'oeil nu n'est pas une affaire simple. Elle dépend de nombreux paramètres astronomiques et de facteurs atmosphériques qui peuvent être favorables en un lieu donné, à un moment donné, et défavorables ailleurs, ou en d'autres saisons. En conséquence, des personnes situées en des lieux différents n'observeront pas toutes la nouvelle lune le même soir. Le premier jour du mois sera, de ce fait, décalé d'un jour ou deux d'une communauté musulmane à l'autre. Les difficultés d'application de la règle d'observation de la nouvelle lune Or, les premiers astronomes convertis à l'islam — et dans leur sillage les juristes musulmans — savaient bien que la durée du mois lunaire se situait entre 29 et 30 jours, entre deux conjonctions, comme l'enseignaient déjà les astronomes babyloniens, deux millénaires auparavant, ou entre deux observations de la nouvelle lune, comme le Prophète l'avait souligné dans différents hadiths. Le début du mois et sa durée étaient indépendants de la présence ou de l'absence d'observateurs et des conditions de visibilité. L'observation d'une nouvelle lune devait donc, logiquement, marquer le début du nouveau mois lunaire pour l'ensemble de la Terre. De même, la durée de tout mois lunaire, entre deux nouvelles lunes, devait être identique pour toutes les communautés. Mais ces propositions, si simples sur le plan théorique, soulevaient des problèmes d'une grande complexité au niveau de leur application. Par exemple, une fois la nouvelle lune observée de manière fiable, quelque part, comment cette information serait-elle portée à la connaissance de populations vivant sur de vastes territoires, ou parfois même dans des régions très éloignées, comme l'Espagne par rapport à l'Arabie ? A qui cette information s'imposait-elle avec toutes ses implications, telles que commencer le jeûne, célébrer la fin du ramadan... ? Les juristes des premiers temps de l'islam, à la fois réalistes et pragmatiques, donnèrent des réponses diversifiées, parfois très nuancées, à ces questions. Les différentes écoles juridiques prirent en considération les facteurs qui leur semblaient s'imposer, qu'ils soient d'ordre astronomique, théologique, juridique ou pratique. De ce vaste éventail de réponses se dégage un noyau central de principes fondamentaux, qui sont d'un grand intérêt aujourd'hui : - d'une manière générale, l'observation de la nouvelle lune ne peut être prise en compte que par les communautés auxquelles l'information parvient ; - l'observation de la nouvelle lune dans un pays d'Orient marque, sur le plan théorique, le début du nouveau mois pour tous les pays situés à l'ouest du lieu de cette observation. Car, au fur et à mesure que l'âge de la nouvelle lune augmente, entre le moment de sa naissance (à la conjonction) et son premier coucher, la possibilité de l'observer s'améliore. C'est le cas en allant d'Est en Ouest, de La Mecque vers Casablanca, par exemple, du fait que la nouvelle lune est âgée de 3 h de plus à son coucher au Maroc qu'à son coucher en Arabie saoudite ; - une observation de la nouvelle lune doit être considérée comme nulle lorsqu'elle est rapportée alors que la conjonction n'a pas encore eu lieu ; - mais, par-delà toutes ces considérations et compte tenu des difficultés de communication entre les communautés musulmanes, sur le plan géographique, les oulémas déclarèrent que les habitants de chaque pays devaient appliquer la décision des autorités nationales concernant le début des mois lunaires. Ces règles n'avaient, à l'époque, qu'une portée limitée, parce que l'information sur l'observation de la nouvelle lune ne pouvait être véhiculée que sur des zones géographiques restreintes, proches du lieu d'observation. De plus, ceux qui n'avaient pas connaissance de l'observation de la nouvelle lune le soir du 29è jour du mois comptabiliseraient un 30e jour dans le mois en cours, puis entameraient le décompte du nouveau mois, avec un écart ne dépassant pas vingt-quatre heures. Mais, aujourd'hui, du fait de la multiplicité des Etats et des communautés islamiques à travers le monde, le même début de mois est, parfois, égrené comme un chapelet, en plusieurs jours successifs, dans différents pays. Il en fut ainsi pour Aïd El-Fitr ou 1er chawal 1429, qui fut célébré en 5 jours différents à travers le monde : dans un pays le 29 septembre 2008, dans dix-neuf pays le 30 septembre, dans vingt-cinq pays le 1er octobre, dans cinq pays le 2 octobre et dans une communauté le 3 octobre 2008. Un tel dérapage du calendrier musulman est contraire à la Raison et ne serait pas possible, si les principes énoncés ci-dessus étaient respectés. C'est la thèse soutenue dès 1965 par Allal El-Fassi, un âlem de l'université Qarawiyine de Fès et ministre marocain des Affaires islamiques, dans un rapport sur «le début des mois lunaires» préparé à la demande du roi Hassan II. D'après lui, si un consensus islamique pouvait être réalisé autour d'un tel «retour aux sources», cela pourrait constituer une «voie de progrès» considérable dans le but d'unifier les dates des célébrations à caractère religieux à travers le monde musulman, en exploitant les possibilités offertes par les technologies modernes de communication. Ainsi, concernant Aïd El-Fitr ou 1er chawal 1429, la conjonction eut lieu le 29 septembre 2008 à 8h12 GMT mais, d'après les observatoires astronomiques, la nouvelle lune ne pouvait être observée nulle part sur Terre ce jour-là. L'observation annoncée par l'Arabie saoudite le soir du 29 septembre était donc erronée. Par contre, le soir du 30 septembre, la nouvelle lune pouvait être observée dans de nombreuses régions du monde. La nouvelle d'une telle observation, où que ce soit sur Terre, au soir du 30 septembre aurait pu être portée immédiatement à la connaissance de l'ensemble de la planète grâce aux moyens de télécommunication modernes. Toutes les communautés musulmanes du monde auraient donc pu célébrer Aïd El-Fitr le même jour, le 1er octobre, compte tenu des principes formulés par les premiers oulémas sur ces questions. (A suivre) Khalid Chraibi