La règle énoncée par le Prophète pour la détermination du début des mois islamiques, consistant à voir soi-même la nouvelle lune ou à apprendre de source fiable qu'elle a été observée quelque part, répondait parfaitement aux besoins de petites communautés ou d'individus isolés voyageant dans le désert. Mais son application à des populations entières, vivant sur des territoires étendus, soulevait de grandes difficultés d'ordre théorique et pratique. Dans le souci d'affirmer leur souveraineté, de nombreux Etats musulmans ont défini leurs propres procédures en matière de détermination du début des mois lunaires. Celles-ci sont, parfois, sans rapport avec la méthode d'observation préconisée par les oulémas, comme c'est le cas de la Libye. Ou bien elles sont, dans certains cas, associées à des paramètres d'ordre astronomique qui ont pour but d'améliorer la fiabilité de l'observation. L'Arabie saoudite applique, ainsi, deux méthodes pour la détermination du début du nouveau mois. Elle utilise, à des fins administratives, un calendrier annuel basé sur le calcul et connu sous le nom de calendrier d'Umm Al-Qura, qui tient compte à la fois de la «conjonction» et des horaires du coucher du soleil et de la lune aux coordonnées de La Mecque, le soir du 29e jour de chaque mois. Le coucher de la lune après celui du soleil indique le début du nouveau mois. Dans le cas contraire, le mois en cours aura une durée de trente jours. Mais l'Etat saoudien estime qu'il n'est pas conforme à la charia d'utiliser le calendrier d'Umm Al-Qura pour déterminer le début des mois associés à des célébrations religieuses (1er muharram, 1er ramadan, 1er chawal, 1er dhul hijja...). Des commissions spécialisées sont chargées, en de telles occasions, de scruter le ciel à l'oeil nu pour apercevoir la nouvelle lune, avant que le Haut Conseil judiciaire d'Arabie saoudite ne décrète le début du nouveau mois. En Inde, au Pakistan, au Bangladesh, à Oman, au Maroc, au Nigeria, à Trinidad..., l'observation de la nouvelle lune doit être attestée par un cadi (juge) ou une commission officielle spécialisée. En Egypte, le nouveau mois débute après la conjonction, lorsque la nouvelle lune se couche cinq minutes au moins après le coucher du soleil. En Indonésie, en Malaisie et à Brunei, il débute après la conjonction, lorsque l'âge de la nouvelle lune est supérieur à 8 h, l'altitude 2° et l'élongation 3°. Il débute, en Turquie après la conjonction quand la nouvelle lune forme un angle de 8° au moins avec le soleil à une altitude d'au moins 5 °. En Libye, le nouveau mois débute si la conjonction se produit avant l'aube (fajr), heure locale. L'étude de cas spécifiques démontre, cependant, l'existence d'un écart important entre les règles que les différents Etats et communautés islamiques affirment appliquer et leurs pratiques. Cela ressort clairement de l'analyse du cas du 1er ramadan 1426, qui fut célébré en quatre jours différents à travers le monde : le lundi 3 octobre 2005 au Nigeria, le mardi 4 octobre dans 22 pays, dont l'Arabie saoudite, l'Algérie, la Mauritanie, la Libye et l'Egypte, le mercredi 5 octobre dans 23 pays et le jeudi 6 octobre dans 3 pays. D'après les observatoires astronomiques, les observations annoncées par le Nigeria, l'Arabie Saoudite, l'Algérie, la Mauritanie et l'Egypte étaient erronées. Elles n'étaient possibles ni le 2 octobre au Nigeria (la veille de la conjonction) ni le 3 octobre 2005 (au soir de la conjonction), en Arabie Saoudite ou en Algérie, compte tenu des paramètres astronomiques applicables à ces régions. L'Egypte ne pouvait pas non plu avoir observé le coucher de la lune 5 minutes après celui du soleil conformément à la procédure qu'elle disait appliquer. Mais bien que ces données astronomiques aient été largement connues des experts et aient été absolument défavorables à toute observation visuelle de la nouvelle lune, les Etats concernés n'en ont tenu aucun compte en procédant à l'annonce des observations pour des raisons inexpliquées. Cependant, l'observation de la nouvelle lune pouvait être effectuée le soir du 4 octobre dans de nombreuses régions du monde, mais pas en Europe, au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Le jeûne aurait donc pu débuter le 5 octobre dans toutes les communautés musulmanes du monde si la première observation fiable effectuée quelque part avait été validée et confirmée par les autorités nationales concernées, puis avait été immédiatement portée à la connaissance des fidèles sur toute la Terre grâce aux moyens de télécommunication modernes, comme le proposait Allal El-Fassi en 1965. Seule la Libye, qui n'utilise pas la méthode d'observation de la nouvelle lune et se base uniquement sur le critère de la «conjonction réalisée avant l'aube, heure libyenne», aurait débuté le ramadan le 4 octobre. Les aléas associés à la méthode d'observation mensuelle de la nouvelle lune ont constitué une source de frustration récurrente pour un grand nombre de musulmans, en particulier à l'occasion des grandes célébrations religieuses. Ayant reçu une éducation moderne, ils savent qu'il ne peut exister, sur le plan astronomique, qu'un seul mois lunaire, applicable à l'ensemble de la Terre, débutant au même instant pour tous et de la même durée dans tous les pays. De nombreux penseurs et dirigeants musulmans en concluent qu'il serait plus raisonnable de déterminer le début des mois islamiques en se basant sur le calendrier lunaire astronomique, qui peut être établi des années à l'avance et est parfaitement fiable. Mais ils sont confrontés à une question épineuse, à laquelle peu d'entre eux sont en mesure d'apporter une réponse satisfaisante : une telle démarche est-elle compatible avec les prescriptions de la charia ? Pour Cheikh Abdul Muhsen Al-Obaikan, conseiller au ministère de la Justice d'Arabie saoudite, cependant, la réponse est évidente. Dans une interview accordée à un quotidien saoudien le 5 octobre 2005, il déclare : «Compte tenu de l'état d'avancement de la science et de la technologie modernes, utiliser l'oeil nu pour déterminer le début et la fin du mois de ramadan relève d'une démarche primitive. Il n'y a pas d'autre façon de le dire, c'est du sous-développement à l'état pur.» (Suite et fin)