La traduction a connu également chez les musulmans un essor prodigieux. Art pratique, elle a permis la propagation des sciences de la nature, des sciences expérimentales et autres disciplines à caractère utilitaire. Par ailleurs, si les musulmans ont accueilli à bras ouverts les apports des civilisations anciennes de la Syrie et de l'Egypte, ils ont, en revanche, combattu les philosophies gnostique et hellénique et condamné sans appel le christianisme, éloigné de l'esprit monothéiste du fait de l'influence hellénique. L'Inde, elle, constitue une véritable mosaïque ethnique, confessionnelle et sociale. La pensée indienne était véhiculée, dans une large mesure, par le sanscrit, une langue que l'on connaît suffisamment pour apprécier à sa juste valeur la culture ancienne de l'Inde. Un regard sur l'histoire de ce pays permettra de voir que les Indiens ont apporté leurs contributions dans tous les domaines de la science connus à l'époque, notamment dans les disciplines suivantes : - 1) L'astronomie et les mathématiques : composée aux environs de l'an 425, le Sind Hanta est la plus ancienne épître consacrée à l'astronomie. A signaler également les oeuvres d'Ariabahata, qui est l'un des plus illustres astronomes et mathématiciens de l'Inde. En liant l'éclipse solaire et lunaire au mouvement rotatoire de la Terre, il a par là même soutenu le principe de la rotation de celle-ci autour du soleil. Il a aussi expliqué sa rotondité par le mouvement circulaire qu'elle effectue autour de son axe. En mathématique, il a mis au point le système décimal. - 2) La physique et la chimie : diverses doctrines ont prévalu en Inde en matière de physique. Certaines d'entre elles avancent que la lumière et la chaleur seraient les deux formes distinctes d'un même élément alors que le soleil serait la source génératrice de la chaleur dans l'univers. D'autres soutiennent que la lumière se compose de fines particules dégagées par les objets et captées par l'oeil. Quant à la chimie, elle a évolué au rythme du progrès de la médecine et de l'industrie. Aux yeux des Romains, les Indiens passaient maîtres dans les industries chimiques telles que la peinture, la teinturerie, l'industrie du savon, la verrerie et la fabrication du ciment. - 3) La médecine : les Indiens excellaient dans ce domaine. Dès le sixième siècle avant J.C., ils connaissaient déjà les vaisseaux sanguins, les tissus, les noeuds nerveux, les systèmes lymphatique et musculaire et pratiquaient la réduction des fractures. Ils ont également pu observer les différentes phases du développement du foetus et le processus de la digestion. Enfin, ils préconisaient l'examen des époux avant le mariage . Ainsi, dans le cadre de ces échanges fécondants entre civilisations et d'interpénétration des différents domaines du savoir, les musulmans ont connu, entre autres traités de mathématiques indiennes, le Sind Hanta (Sind Inde) grâce aux nombreux savants indiens qui se rendaient dans les métropoles islamiques sous le règne d'Abu Jaafar Al-Mansour. Ce dernier souverain a d'ailleurs demandé à Ibn Habib Al-Fazani de traduire cette oeuvre du sanscrit à l'arabe pour la soumettre ensuite à Al-Khawarizmi en vue de la correction et de la révision . C'est égalememt au cours de ces contacts fructueux avec les savants de l'Inde que les musulmans ont emprunté, développé puis adopté les chiffres indiens. Mais soucieux de leur identité et du respect des principes de leur religion, les musulmans, là aussi, n'ont retenu de l'héritage indien que les éléments seyant à leur génie propre. Né en 362 de l'Hégire (973) et décédé en l'an 440 H (1048), Al-Bayrouni s'installa en Inde au lendemain de la conquête par les Khaznévides de quelques provinces indiennes. Il y mènera une entreprise scientifique d'envergure pendant quarante ans, qui lui a permis d'étudier à fond la civilisation et l'histoire de ce pays. Les travaux de ce savant émérite témoignent du souci permanent des musulmans à faire le départ entre le savoir pratique à emprunter et à développer et les philosophies et les doctrines religieuses à bannir du fait de leur incompatibilité avec la religion islamique d'essence divine. Par ailleurs, on sait que la civilisation grecque est considérée unanimement comme la plus brillante et la plus prodigieuse des civilisations de l'Antiquité. C'est qu'elle a intégré dans son sein les patrimoines des nations babylonienne, égyptienne, phénicienne et perse. Elle a su ensuite produire des oeuvres originales dans les domaines des beaux-arts, des doctrines philosophiques, de l'éthique ainsi que d'autres disciplines qui attestent toutes de son génie inventif. Cette force créatrice des Grecs ne s'explique pas seulement par des facteurs historique, géographique, économique et social. Cet esprit inventif et original leur a permis de passer au crible les héritages antérieurs pour en dégager les composantes utiles, en retenir la quintessence et éliminer ce qui ne leur convenait pas. D'où le caractère universel et exceptionnel de cette civilisation grecque, championne de la liberté d'esprit. Les livres de l'histoire font remonter la civilisation hellénique à un ancêtre mythique nommé Hellen. Son rayonnement s'est répandu grâce à la puissance coloniale et commerciale des Grecs. Après la conquête de l'Orient par Alexandre le Grand, il s'est produit un brassage entre cette civilisation et les cultures orientales, ce qui a donné lieu à une civilisation composite dite hellénique. L'islam, au cours de sa glorieuse expansion, découvrira cette civilisation dans plusieurs cités orientales, naguère centres de rayonnement culturel hellénique, notamment Alexandrie et Antioche. La nation grecque a certes brillé à l'échelle du monde antique grâce à ses apports inestimables à la pensée universelle. Mais la particularité foncièrement grecque de ses systèmes de pensée n'était pas sans poser de problème. Ainsi, on ne s'étonne pas que l'islam, après avoir élaboré sa propre philosophie, reflet de son essence divine, s'opposera farouchement à ces systèmes, récusant avec véhémence à la fois leurs méthodes et leur objet qui n'étaient pas les siens. Cependant, les musulmans ont déployé de grands efforts pour recueillir dans les cités helléniques orientales qu'ils ont conquises toutes les oeuvres scientifiques grecques. Ainsi ont-ils traduit tout ouvrage qui traite de la médecine, de l'alchimie, de la géométrie, des mathématiques, de la mécanique, de l'agronomie, de l'optique, de l'arithmétique, de la logique ainsi que d'autres sciences naturelles et expérimentales. Mais d'un autre côté, les musulmans se sont montrés désintéressés, voire rejetaient carrément la littérature grecque païenne qui raconte les luttes interminables entre divinités mythiques et, par-dessus tout, donne de l'homme une image dégradante. Ainsi, même les hellénisants d'entre eux n'accordaient aucune importance aux mythologies, épopées et autres arts grecs. Ils auraient pourtant pu en tirer profit selon ce fameux principe d'interaction civilisationnelle, qui permet de faire la distinction entre le particulier et l'universel. Pourquoi donc à côté de cette attitude de rejet dont on a parlé les musulmans ont-ils donné une importance démesurée à la philosophie grecque, abondamment traduite et commentée, si bien qu'elle finit par prendre une place énorme dans l'édifice civilisationnel islamique, sachant qu'elle est aux antipodes de la foi islamique ? Cela s'explique en partie par leur souci de combattre l'hellénisme résultant du mariage des tendances spirituelles orientales et de la philosophie grecque. On assista ainsi, dès la seconde moitié du premier siècle de l'Hégire, à la naissance de la théologie islamique pour défendre la vision sprituelle propre de l'islam contre ces courants de pensée exogènes. Les musulmans ont tôt fait de traduire la philosophie aristotélicienne rationnelle qu'ils utiliseront comme arme pour combattre l'hellénisme et son pendant, le gnosticisme. Ce dernier courant se présentait comme une doctrine ésotérique mélange d'influences grecques, de mystique orientale et de tendances néoplatoniciennes. Ses adeptes de l'époque, comme les musulmans occidentalisées de nos jours, se sont faits les hérauts de la pensée grecque en Orient. Pour contrecarrer leur offensive, les savants et théologiens musulmans ont donc été amenés à brandir l'arme de la logique aristotélicienne, puisque leurs adversaires adhéraient béatement à tout ce qui vient de l'extérieur et, surtout, portaient aux nues les penseurs de la Grèce. (A suivre) Dr Ahmed Abderrahim