Ces dernières années, nous avons assisté à l'émergence d'un marché «islamique» pensé comme une version «halal» du capitalisme occidental. Ce phénomène ne serait pour certains analystes qu'une consécration, voire le triomphe, d'une «révolution conservatrice» opérée au sein des élites issues du mouvement islamique après l'échec de leur conquête du pouvoir. En effet, déroutés par les revers de leur combat politique, les acteurs du mouvement islamique auraient finalement investi le secteur marchand. En décidant d'entrer dans le monde de l'économie, ils ont importé dans cet univers des singes, des symboles, un éthos «islamique» afin de créer de nouveaux produits répondant aux attentes des consommateurs musulmans. Ce projet s'est matérialisé par l'apparition de biens et de services étiquetés «islamiques» à la disposition des «croyants-consommateurs» ou des «consommateurs-croyants». Néanmoins, ce qui est pensé par certains comme une «alternative» à l'ordre économique dominant, peut être analysé comme une extension de la sphère d'influence du capitalisme qui cherche en permanence à créer de nouveaux marchés. Dans cette perspective, le pouvoir du langage du capitalisme, le marketing, est d'apparaître indépendamment du concept, c'est-à-dire de la sagesse et de l'éthique. En d'autres termes, le langage capitaliste reprend les mots de l'islam en les détachant de leur portée transcendante et leur éthique pour en faire des biens de consommation. On commercialise un paraître «islamique», une image de l'islam. Ainsi, le discours du paraître «islamique» a le pouvoir d'anéantir l'être musulman. Cette dynamique de réification de l'islam et d'anéantissement de l'être musulman se fonde sur l'idéologie de la séduction, du désir et s'effectue par le biais du marketing. Cela participe de la nouvelle forme du capitalisme qui s'appuie sur la force de l'image, de la symbolique qu'il promeut par le biais de la publicité. Cette forme du capitalisme, étudié par Michel Clouscard, repose sur l'engendrement réciproque de l'économie de marché, orientée vers la satisfaction des besoins, et du désir qui redynamise l'économie du profit. Dans ce marché, à la place des objets et services, sont consommés de la symbolique, des signes, des attitudes, des paroles. Ces signes, ces symboles, ces attitudes, sortis de leur contexte original et redéployés dans la sphère marchande, ne peuvent que servir à la promotion de l'inauthentique, du faux, du falsifié. La dynamique du capitalisme est une dynamique globale qui ne connaît ni frontière ni limite et qui a pour objectif final d'étendre son emprise sur toutes les sociétés, toutes les cultures et toutes les civilisations. Le capitalisme n'est pas uniquement un mode de gestion économique, il est également une culture, fondée sur le primat des valeurs marchandes, une conception du monde, une culture, une civilisation, un mode de vie. Le capitalisme a un caractère global et totalisant qui tend à soumettre l'ensemble de l'existence humaine au règne de la marchandise. Par nature, le capitalisme est un système poussant à la marchandisation de la société globale, à sa réification. Dans la logique du capital, tout peut et tout doit devenir un objet marchand. En conséquence, il n'y a plus aucune limite humaine à l'expansion universelle du capital. Par ce processus, la logique du capitalisme tend à généraliser les lois du marché dans les sphères non marchandes et, par la même occasion, à détruire la diversité culturelle, à faire disparaître les particularismes identitaires, à anéantir les pensées critiques, par une sorte de «dressage» cognitif, ou à désintégrer les religions et les spiritualités. Ainsi, le capitalisme doit conquérir les sociétés et les espaces non marchands afin de les transformer pour pouvoir permettre de créer de nouveaux marchés avec de nouveaux débouchés. Dans cette perspective, le marché «islamique» peut être analysé comme un instrument destiné à étendre la sphère d'influence du capitalisme sur un espace non-marchand : l'espace de l'islam, de son imaginaire et de sa spiritualité. Il est nécessaire de comprendre que, dans la dynamique globale du capitalisme — le système-monde -—, le marché «islamique» n'est qu'une fraction, un sous-ensemble du marché global avec ses règles de fonctionnement. Ainsi, les élites économiques «islamiques» se trouvent liées de façon structurelle à la dynamique du capitalisme occidentale dont la principale activité demeure «la transformation du travail en capital et l'appropriation des pouvoirs sociaux». A travers leur activité, les élites économiques «islamiques» offrent de nouvelles perspectives au capitalisme occidental. En effet, en suscitant de nouveaux «besoins», le marché «islamique» crée un nouveau marché, celui de la religiosité musulmane, avec ses consommateurs : les «croyants-consommateurs» ou les «consommateurs-croyant». Cependant, avec la création de ce nouveau marché, on procède implicitement à l'imposition d'un modèle culturel, celui du capitalisme occidental, à des fins mercantiles. Décrivant ce processus, Marx et Engels écrivaient que, «pressée par le besoin de débouchés toujours plus étendus pour ses produits, la bourgeoisie se répand sur la terre entière. Il faut qu'elle s'installe partout, établisse partout des relations». Le marché «islamique» a pour résultante l'extension du capitalisme occidental et l'imposition d'un modèle culturel capitaliste même s'il est recouvert d'un verni d'«islamité». Car pour réussir, le capitalisme ne peut pas limiter son influence à la sphère purement économique, il doit aussi s'attacher à conquérir l'âme des peuples afin de susciter en eux le désir de consommer. Le capitalisme est à l'origine d'un processus de dépersonnalisation, de «dé-originalisation», de «viol des consciences» des peuples afin de les intégrer au marché mondial. Ainsi, comme l'écrivaient déjà Marx et Engels en 1848, «par l'exploitation du marché mondial, la bourgeoisie a donné une tournure cosmopolite à la production et à la consommation de tous les pays». En effet, le capitalisme cherche à formater des peuples désagrégés, dépersonnalisés, des traditions culturelles inertes, des hommes fébriles, sans attaches et sans repères, de véritables déracinés disposés à consommer sa production standardisée. Tout ce qui freine la consommation de ses produits, ce qui est susceptible de ralentir l'expansion de ses productions culturelles uniformisées — de la musique au cinéma en passant par la littérature — doit disparaître ou être réifié, folklorisé dans son système. Pour le capitalisme, l'aliénation préalable des esprits est nécessaire à son entreprise d'uniformisation. Ainsi, il tend à détruire l'original, l'authentique, le particulier, à l'exception de ce qui va dans le sens de l'extension du capital. (A suivre)