L'entreprise du général Massu comporte, en effet, plusieurs aspects, qu'il faut mettre en lumière. Le plus spectaculaire est évidemment l'aveu qui en est le centre. Pendant des années, le FLN et nombre de Français (qui, souvent, désapprouvaient sa politique) ont accusé l'armée française, en Algérie, de tortures, d'exécutions sommaires, de massacres de populations civiles. Pendant des années, les plus hautes autorités françaises ont taxé ces accusations sommaires, de massacres de populations civiles. Pendant des années, les plus hautes autorités françaises ont taxé ces accusations de mensonge ou de diffamation : seules, à les en croire, quelques «bavures» isolées avaient pu se produire. Massu reconnaît aujourd'hui, tranquillement, que la torture était une méthode délibérément choisie, systématiquement employée, codifiée et presque institutionnalisée ; — voire cautionnée spirituellement, si l'on peut dire, par des religieux dévoyés. La gifle qu'administre ainsi aux responsables leur ci-devant homme de main, je leur laisse le soin de s'en arranger. Mais on a trop vite loué Massu de sa franchise, de sa loyauté de soldat «brutal mais honnête» qui répugnerait aux dissimulations et aux faux-fuyants. Il n'avoue, en réalité, que pour mieux mentir et plus bassement, en essayant de salir son adversaire. D'abord, cette franchise trop affichée est à éclipses. Prolixe sur tant de points, et disposant d'archives bien garnies, Massu devient étrangement discret, évasif, mal informé, dès qu'il aborde des «affaires» trop voyantes : l'assassinat de Ben M'hidi, prisonnier de guerre, la mort sous la torture de Maurice Audin, la cynique liquidation d'Ali Boumendjel… Puis, il minimisa systématiquement l'ampleur du drame. A l'en croire, la torture n'était qu'un moyen dur mais efficace, de faire parler un ennemi lui-même impitoyable, en vue de sauver les innocents menacés par cet ennemi : un procédé de guerre irrégulier appliqué à des combattants qui ne respectaient pas, eux-mêmes, les lois de la guerre. Or, il n'en est rien : la torture et, plus de victimes innocentes que les actions du FLN n'en ont fait du côté français. Et cela pour une raison bien simple. La torture comme méthode de combat n'était pas seulement infligée aux combattants : elle l'était à tout le monde en vue de découvrir les combattants. Enfin, et surtout, en limitant la torture à cet aspect «technique», il en masque le caractère essentiel : celui d'une entreprise de déshumanisation visant l'ensemble d'une communauté afin de la ramener par la violence au statut de dépendance, à l'état d'oppression dont elle aspirait à sortir. A ce niveau, la torture ne tend plus à «faire parler» des gens qui, souvent, ne savent rien. Elle veut les humilier, les réduire au rang de choses en les niant comme êtres humains, pour les convaincre de leur infériorité irrémédiable. Pendant plus d'un siècle, les gros colons français d'Algérie avaient traité les Algériens comme des sous-hommes. Dès lors qu'ils se révoltaient il fallait leur réimprimer cette sous-humanité, la leur faire entrer dans la chair. Instrument majeur du mépris de l'homme, la torture n'est pas un accident marginal, ni une «nécessité douloureuse» imposée par une lutte sans merci : elle est l'expression du colonialisme aux abois, elle est le colonialisme même, dans sa nudité, — dépouillé de ses masques idéologiques. Il n'est pas faux, de ce point de vue, que l'action de Massu ait «répondu» à celle du FLN, mais non pas, bien entendu, au sens où il l'entend. Prisonnier de sa bonne conscience coloniale et de ses schémas simplistes de baroudeur, l'ancien chef de la 10e DP veut voir dans le mouvement de libération un parti qui tente d'imposer sa loi par la force à une population plus ou moins passive qui aurait l'habitude de se donner au plus «viril». L'idée que le peuple algérien puisse se reconnaître dans le FLN, c'est-à-dire retrouver par lui, à travers lui, cette existence nationale dont il a été spolié, que chaque Algérien, en conséquence, découvre en lui son identité d'homme, — cette idée ne l'effeure pas. Elle ne l'effleure pas intellectuellement. Mais parce qu'il en rencontre, dans son action, la vérité pratique, et qu'il tente de la combattre par les seuls moyens qu'il connaisse, il aboutit à cette caricature où «la mission civilisatrice» de la France se mue en industrie de la terre. C'est qu'il ne peut suffire, il le sent bien, de détruire l'organisation du FLN ; elle se reconstitue aussitôt ; d'arrêter quelques responsables ; d'autres, immédiatement, les remplacent. Il faudrait rompre cette union du peuple et du FLN qui est en train de vider de sa substance la «présence française», en Algérie. D'où la torture, viol collectif où la mythologie «para» relaie les plus abjects clichés sur les Arabes-qui-aiment-à-être-dominés. D'autres ont dit la signification, les conséquences qu'une telle entreprise avait pu avoir pour la France. Pierre Vidal-Naquet, notamment dans la Torture dans la République 1, montre comment la gangrène se mit à gagner, de proche en proche, les hommes, les institutions, tous les rouages de la société. Algérien, ancien dirigeant national du FLN., mon but est évidemment autre. Il est, avant tout, de rendre justice à des combattants que Massu voudrait aujourd'hui salir après les avoir tués (ou s'être efforcé de le faire). Prétendre que la campagne de terreur aveugle connue sous le nom de «Bataille d'Alger» n'était qu'une réplique à un «terrorisme» lui-même «aveugle» déclenché par le FLN est une ignominie parce que c'est une contre-vérité historique. Les dates et les faits sont là : aucune bombe n'a frappé à Alger la population civile avant que ne coule le sang algérien. Et si des erreurs ont pu être commises par les nôtres, elles sont largement explicables par les conditions mêmes de notre combat. Mais le FLN menait, fondamentalement, une lutte politique. On ne lui a opposé que les armes de la répression. Mon second objectif est de montrer l'échec total, inévitable, d'une telle répression, dont le résultat a été l'inverse même de celui que recherchaient ses auteurs. Dix ans après les accords d'Evian, alors que des expériences semblables se sont multipliées un peu partout dans le monde, on pourrait croire la démonstration superflue. Il faut croire qu'il n'en est rien puisque Massu, adaptant un mot célèbre, veut faire entendre que s'il a gagné une bataille, d'autres ont perdu la guerre. Sa pseudo-victoire «militaire» n'a été, en réalité, que l'envers d'une défaite politique qui deviendra évidente à tous quatre ans plus tard. Je voudrais, enfin, m'étonner. Lorsque Albert Speer, ancien ministre de l'Armement d'Adolf Hitler, après vingt ans passés en prison pour crimes de guerre, écrit ses souvenirs sur le régime nazi, il a au moins la pudeur de ne pas toucher ses droits d'auteur. Massu, criminel de guerre impuni, ne se borne pas à faire l'apologie d'une action qui a endeuillé et ruiné tant de familles algériennes. Il monte sur le sang de ses victimes, il greffe, sur les vols et les pillages commis par ses parachutistes, une opération commerciale apparemment très rentable. Cela même, il est vrai, à un sens. Le capitalisme triomphant poursuivait dans les colonies sa recherche du profit maximum. Le colonialisme à l'agonie parvient encore à faire de l'argent en vendant sa débâcle. (Suite et fin)