Le PCA a-t-il, à un moment ou un autre, envisagé l'éventualité de passage à la lutte armée contre le colonialisme avant les Combattants de la liberté (CDL) ? Si oui, quand et comment ? Si non, pourquoi ? Pour nous, la lutte armée est la continuation de la lutte politique sous une forme plus élevée. Elle exige donc une importante préparation politique. La dernière fois que nous avons eu un débat sur ce sujet à la direction du parti, c'était au début de la guerre du Vietnam, en 1947. Je revenais alors d'une école centrale coloniale organisée par les communistes français à Paris, j'avais travaillé avec des camarades cambodgiens, vietnamiens, réunionnais (Vergès), africains (Houphouët-Boigny) et bien d'autres encore de Guinée, de Madagascar etc. Les camarades vietnamiens nous ont expliqué qu'ils auraient préféré vivre en paix, mais que la guerre leur fut imposée par les autorités françaises, qui avaient renié leurs promesses et refusé d'évacuer certaines régions du pays. Ho Chi Minh et ses camarades ont alors créé le Viet-Minh (Front de libération) avec l'aide de divers groupes nationalistes. Les conditions étaient différentes en Algérie où les partis nationaux étaient tous d'accord pour des formes de lutte légale, pour des réformes politiques. Les Algériens, dans leur immense majorité, voulaient des améliorations de leur situation, des négociations, mais pas la guerre. Les luttes populaires en Algérie et en France venaient d'aboutir à l'arrêt des exécutions des condamnés à mort du 8 mai 1945 et à l'amnistie générale pour tous les détenus. Un espoir existait donc. Ah si le gouvernement français avait été un peu plus ouvert, plus libéral et plus compréhensif, bien des choses auraient sans doute changé ! Mais la seule proposition faite par la France a été de créer avec l'Algérie et les autres peuples de l'ex-empire une « Union... française ». Ce qui était tout un programme, au moment où les Anglais, plus intelligents, organisaient avec souplesse leur « Commonwealth » sans lui accoler le mot british. Nous avons quand même attendu le nouveau « statut de l'Algérie » promis par la France. Hélas, ce fameux statut voté en 1948 ne nous apportait qu'une « Assemblée algérienne » aux pouvoirs très limités et soumise au double collège (c'est-à-dire composée par moitié d'Algériens et d'Européens). Comme si cela ne suffisait pas, un nouveau gouverneur (le « socialiste » Naegelen) a été envoyé en Algérie pour organiser le « truquage historique » qui porte son nom. Sur les 60 « délégués » algériens, il n'y avait que 5 ou 6 nationalistes et un communiste, tous les autres étaient des administratifs au service des autorités françaises et des colons. Le démantèlement de l'OS, qui a fait mettre un genou à terre au PPA-MTLD, n'a-t-il pas affaibli tout le mouvement national ? Comment aviez-vous accueilli l'événement ? Le démantèlement de l'OS par la police française en 1950 a été la seconde occasion de nos débats internes sur la lutte armée. C'était un coup dur pour tout le mouvement national. L'arrestation, les tortures et les condamnations de près de 400 frères de lutte ne pouvaient pas nous laisser indifférents. Nous avons commencé par organiser une campagne de solidarité à leur égard, des manifestations et même des grèves le jour de leurs procès à Annaba, Oran et Alger. Mais nous avons aussi entamé une réflexion sur ces formes d'action. Etait-ce vraiment efficace, quand une simple dénonciation à Tébessa pouvait faire tomber tant de réseaux et de combattants à travers toute l'Algérie ? Fallait-il privilégier la lutte politique de masse ou les actions individuelles ? Pendant près d'un siècle, la lutte armée n'a pas cessé en Algérie et pourtant nous avons toujours été battus et humiliés. L'Emir Abdelkader, Ahmed Bey, Mokrani, le Cheikh Bouamama étaient-ils moins courageux ou moins compétents que nous ? Non ! Il faut donc analyser les raisons de leurs insuccès : la division des forces, l'esprit tribal, le clanisme, l'unité et la conscience nationales encore faibles. Il faut préparer les conditions de succès de la lutte armée par un vaste travail politique au sein des masses populaires et par l'unification de toutes les forces anticolonialistes, dans le respect de la liberté de chacune d'elles. La lutte armée émerge inévitablement des luttes politiques de masse. Elle ne doit pas être décidée par de petits groupes d'activistes, souvent entraînés par l'impatience et l'improvisation. Elle ne doit pas se limiter à ses formes militaires, mais s'accompagner d'actions économiques, sociales culturelles, sportives etc., susceptibles de mobiliser les catégories les plus diverses de la population. Telles étaient nos principales conclusions de l'époque. Le premier lustre des années 1950 a été déterminant politiquement. En qualité de rédacteur en chef de l'hebdomadaire Liberté, pourriez-vous nous dire qui faisait quoi dans le Landernau du mouvement national, autrement dit, nous décrire le paysage avant la bataille ? La bataille se préparait plutôt mal. L'échec des élections et le démantèlement de l'OS plongeait les militants dans l'incertitude et le mouvement national dans le marasme. Que faire ? Lutte légale ou action clandestine ? Réformes ou révolution ? C'est le parti le plus important, le MTLD qui entre le premier en crise. Son président, Messali Hadj, autour duquel le PPA avait bâti un véritable culte de la personnalité, exigeait les pleins pouvoirs. Les membres du comité central, pour la plupart des jeunes citadins lettrés (Benkhedda, Mostefaï Chawki, M'hamed Yazid) préconisaient au contraire une organisation démocratique moderne. Le premier voulait décider de tout, sans avoir un véritable programme en dehors du mot d'ordre d'indépendance. Les seconds, plus réalistes, demandaient une direction collective, une politique claire définissant des objectifs et des étapes. Ce fut une lutte féroce pour le pouvoir. Démissions, excommunications se succédaient. Même des congrès antagonistes : le premier en Belgique (Messali) pour dénoncer et exclure les centralistes, le second en Algérie (comité central) pour dénoncer et exclure les Messalistes. On imagine le désarroi et le découragement des militants, alors que la répression, la misère et les marches de la faim se multipliaient dans le pays. Finalement, une tendance neutraliste s'organisa pour demander la réconciliation. Puis une tendance plus forte, composée de jeunes militants excédés par les luttes internes et décidés à transcender les querelles en engageant la lutte armée (CRUA). Bien entendu, les problèmes et les contradictions politiques, n'ayant pas été réglés, allaient inévitablement persister et influencer dans un sens négatif les actions à venir. L'UDMA, second parti nationaliste, était également en crise. Sa politique réformiste ayant échoué du fait de l'intransigeance des autorités coloniales, ce parti n'arrivait pas à définir une stratégie de rechange et constatait une désaffection grandissante de ses militants. Quant au PCA, qui subissait les pesanteurs de sa composition mixte, il avait au moins le mérite de préconiser inlassablement l'union. Sa dernière déclaration officielle le 1er novembre 1953, appelait solennellement à la constitution d'un Front national démocratique pour l'indépendance, la terre et le pain. Il perdait lui aussi des militants, mais c'était surtout dans les milieux européens. Par contre, sa présence active dans les luttes sociales, de plus en plus nombreuses et la résistance à la répression (souvent en coopération avec le MTLD) lui attiraient des sympathies grandissantes dans les milieux ouvriers, les régions rurales et les intellectuels d'avant-garde (Kateb Yacine, Mohamed Dib, Malek Haddad, Issiakhem, puis Khedda etc.) Son appel à l'union du 1er novembre 1953 fut suivi au début de 1954 par une proposition du MTLD pour la réunion d'un « Congrès national algérien », que le PCA accepta. Mais cette idée également n'eut pas de suite, emportée par le torrent des contradictions et des polémiques. Ainsi, à la veille de l'insurrection, la situation se présentait ainsi : Conditions extérieures : très favorables (défaite française au Vietnam, début de lutte armée en Tunisie et au Maroc, victoire des officiers libres en Egypte, soutien du camp socialiste aux mouvements de libération, etc.) ; conditions intérieures : mauvaises (division des forces nationales, faiblesse de la pensée politique, inégalité du niveau de conscience, retard considérable de certaines régions où les appareils administratifs français restaient influents, etc.) Comme on dit, « c'est facile d'écrire l'histoire quand on connaît la fin », mais avec le recul les CDL, en dehors du courage et de la détermination de tous ces hommes morts pour la patrie, n'auraient-ils pas mieux fait de se fondre directement dans l'ALN ? Les combattants de la libération (CDL) sont une organisation créée en 1955 par le PCA, non pour concurrencer mais au contraire pour compléter et étendre l'action déjà engagée par le FLN, qui était à ses débuts encore assez limitée. Après les accords FLN-PCA de 1956, tous les CDL ont appliqué avec loyauté les décisions prises et se sont placés collectivement sous la direction du FLN. Leur intégration collective a été, de l'aveu même de leurs responsables, beaucoup plus bénéfique qu'une intégration individuelle à l'ALN. Ils entraient en effet dans l'organisation avec une expérience, des relais, des connaissances politiques et militaires déjà enrichies par des actions spectaculaires (embuscade contre le général Massu à Bouzaréah, incendie d'un train chargé d'alfa à Blida, attaque contre le commissariat de police de la Redoute (Mouradia), capture d'un camion militaire chargé d'armes (affaire Maillot), etc. Il y avait de plus, parmi eux, un certain nombre de camarades européens, qui ont apporté une contribution originale et facilité pas mal d'opérations dans les villes. Leur fusion directe dans les maquis de l'ALN n'aurait pas eu les mêmes effets, et les aurait peut-être même découragés dans les dures conditions de l'époque. Certains de ces combattants ont été arrêtés et torturés, parfois même condamnés à mort et exécutés. Quant aux autres militants, le parti leur a toujours laissé la liberté de choix. Nous avons seulement encouragé ceux qui vivaient dans les régions rurales où la lutte avait déjà pris un caractère de masse, à rejoindre directement l'ALN. Ce que beaucoup d'entre eux ont fait, notamment dans le sud constantinois (Oued Souf), l'Aurès, l'Ouarsenis et les monts de Tlemcen. L'invitation de Abane Ramdane adressée aux partis pour qu'ils rejoignent mais individuellement, le FLN, signifiait la mort des partis ou leur mise entre parenthèses. Y a-t-il eu à un moment ou à un autre une position du parti (après les négociations) qui a donné le libre choix à ses militants ? Nous avons toujours eu beaucoup de considération et de respect pour Ramdane Abbane, qui est un révolutionnaire éminent. Mais nous n'étions pas d'accord avec sa conception de l'Union nationale. Et nous le lui avons dit en toute franchise, à lui ainsi qu'à Benyoucef Benkhedda, lors des négociations qu'ont eues avec eux nos représentants, Bachir Hadj Ali et Sadek Hadjeres. Pour nous, s'unir signifie agir en commun pour des objectifs communs. Le Front de libération, pour l'efficacité même de la lutte, aurait dû rassembler tous les partis, les associations, les syndicats et même les citoyens non organisés désireux de combattre le colonialisme, dans le respect de la liberté de chacun. C'était l'intérêt même de la Révolution, car les partis représentent des couches sociales différentes, qui ont des conceptions, des comportements, des intérêts qui peuvent diverger, mais que le Front doit s'efforcer de rapprocher et de coordonner, car ils représentent une richesse pour la société et garantissent son unité véritable, car librement consentie. La lutte armée, pour nous, n'est pas un but en soi, mais un instrument de la lutte politique. Or les objectifs politiques n'étaient pas encore clairement définis. Nous avons accepté l'unité de l'action armée. Mais nous avons refusé de dissoudre notre parti, car nous nous sentions responsables devant les milliers de militants qui nous faisaient confiance, et devant l'intérêt même de la nation, qui risquait d'être entraînée sur la voie du parti unique, de l'autoritarisme et d'un centralisme excessif, comme nous l'avons vu malheureusement chez nos camarades des pays socialistes. Comment nous dissoudre, nous qui nous considérions comme le parti des ouvriers et des paysans, lorsque nous entendions par exemple Krim Belkacem, dès les premières semaines de l'insurrection, se démarquer ouvertement des revendications sociales des travailleurs en déclarant à des journalistes français : « Le problème ne se pose pas pour nous comme en Chine. Les Chinois menaient à la fois la Révolution nationale et la révolution sociale. Nous nous arrêtons à mi-chemin par rapport à eux. Pour nous, le deuxième problème ne se pose pas. » Par conséquent, pour certains dirigeants du FLN, il s'agissait simplement de prendre le pouvoir politique et de remplacer les Français. Mais pour faire quoi ? Fort heureusement notre position était parfaitement comprise par d'autres dirigeants. Quelques jours après cette déclaration, le grand Larbi Ben M'hidi écrivait : « Le peuple algérien reprend une nouvelle fois les armes pour chasser l'occupant impérialiste, pour se donner comme forme de gouvernement une République démocratique et sociale, pour un système socialiste comportant notamment des réformes agraires profondes et révolutionnaires, pour une vie morale et matérielle décente, pour la paix au Maghreb. » Un programme magnifique qui ne pouvait que rassembler tous les Algériens. Malheureusement, Ben M'hidi a été assassiné. Et Abbane lui-même, si soucieux d'assurer à juste raison la prééminence du politique sur le militaire, a été hélas victime à son tour de la prééminence du militaire sur le politique. Avions-nous tort de refuser le « suicide » du parti ? Un demi-siècle après, à la lumière des évolutions récentes du pays, je pense que nous avons eu raison. La direction clandestine du parti, qui a réussi à se maintenir en pleine ville d'Alger, pendant près de 8 ans, malgré une répression terrible, a garanti ainsi un espace autonome d'action et de critique, bénéfique au FLN. Elle a réussi à assurer des publications clandestines, des études théoriques qui ont contribué à éclairer bon nombre de militants, à l'intérieur et à l'extérieur du pays. Elle a pu critiquer, de façon fraternelle certaines déviations, lancer des appels à l'unité et réussi dans une certaine mesure à réduire les confrontations sanglantes qui ont marqué l'histoire de notre révolution. Elle a contribué enfin à maintenir le moral de la population quand l'ALN se trouvait en difficulté devant la formidable pression de l'Armée française, soutenue par les forces du Pacte atlantique (OTAN). Ce qui a permis de préparer les grandes luttes politiques de masse de décembre 1960, quand les femmes, les enfants, les jeunes par centaines de milliers dans toutes les villes d'Algérie offraient leur poitrine aux balles de l'ennemi en brandissant le drapeau national. Qui peut contester aujourd'hui que cette levée massive du peuple, suivie par celle de dizaines de milliers de travailleurs émigrés en octobre 1961 en plein centre de la capitale française, a fait pencher de façon décisive le rapport des forces en faveur de la Révolution et contraint le gouvernement français à négocier ? Qu'est-elle devenue la direction politique du PCA pendant la guerre de libération ? Sur les quarante membres du Comité central du parti de l'époque,14 ont rejoint les rangs de l'ALN et de la lutte armée (parmi lesquels deux membres du bureau politique : Abdelkader Babou et Abdelhamid Boudiaf), 12 ont été emprisonnés et torturés et 3 ont été assassinés par l'OAS. Les autres ont été enfermés dans les camps de concentration ou expulsés hors d'Algérie par les autorités françaises. La direction nationale du parti a payé un tribut très lourd à la répression colonialiste. Mais aucun de ses dirigeants n'a trahi. Aucun ne s'est précipité à la libération pour obtenir des médailles ou des privilèges. Ils n'avaient fait que leur devoir, comme des milliers d'autres Algériens. Beaucoup l'ont payé de leur vie, dans l'anonymat le plus total. Ce qui ne rend que plus odieuses les discriminations à leur égard et le dénigrement persistant des attardés de l'anti-communisme qui s'efforcent aujourd'hui encore de diviser les Algériens pour des raisons bassement politiciennes. Permettez-moi de rendre hommage ici à tous ces héros oubliés parmi lesquels mes anciens camarades du Comité central :Bouali Taleb, l'ouvrier plombier de Bab El Oued, Mohamed Guerrouf, le valeureux combattant auressien. Tahar Ghomri, le fellah plein de sagesse de Aïn Fezza. Sadek Chebchoub, le mineur d'Ichemoul qui a rejoint le maquis dès l'année 1952. Abassia Fodil, la dynamique militante oranaise. Laïd Lamrani, le grand avocat de Batna, défenseur des patriotes emprisonnés. Georges Raffini, ancien combattant des brigades internationales comme son ami Maurice Laban tombé en 1956 aux côtés d'Henri Maillot dans la région du Cheliff. Ahmed Inal, brillant universitaire tlemcénien. Noureddine Rebbah, le dirigeant de la jeunesse, tombé aux côtés de son ami Ali Khodja, et tant d'autres combattants dont le sang s'est mêlé à celui des autres patriotes sans distinction politique ou idéologique. Qu'est-ce que l'ancien IMFNN a à dire aux politiques français qui parlent des « bienfaits du colonialisme » ? Je leur dirai simplement que l'Algérie indépendante, malgré ses difficultés, ses erreurs et ses faiblesses, a construit en quelques années 20 fois plus d'écoles et formé 30 fois plus de médecins que l'Etat colonial en 132 ans de présence. Si la France garde aujourd'hui encore un certain respect dans notre pays, ce n'est ni à ses colons ni à ses généraux qu'elle le doit, mais à tous ceux, simples citoyens, ouvriers ou intellectuels prestigieux qui ont, de Victor Hugo à Jean-Paul Sartre, dénoncé les horreurs de la colonisation et soutenu avec courage notre combat libérateur.