Dans la nuit du destin, sur le chemin du retour, un jeune homme est assassiné dans la fleur de l'âge. Il avait à peine vingt ans. Au moment où il s'affale sur le sol, il appelle sa mère. Cette femme qui l'a enfanté et élevé seule, dans une société où les femmes n'existent que dans le cadre d'une identité de procuration qui leur assigne le statut d'épouses de, de mères de, de filles de. C'est par cette scène tragique et douloureuse que les lecteurs et lectrices sont introduits dans le dernier roman de l'écrivaine algérienne, Maïssa Bey. Ce récit raconte l'histoire de Aïda, une femme divorcée, «sans homme, sans mari ou tuteur légal, ni père», enseignante d'anglais à l'université, vivant dans un appartement, en compagnie de son fils à qui des assassins amnistiés par la loi de la concorde civile, viennent d'ôter la vie. Douleur. Chagrin. Incompréhension. Remords. Culpabilité. Haine. Enfermement. Solitude. Une vie qui s'en va, une autre qui bascule dans la folie. Désir de vengeance. Projet meurtrier... Pourtant, la vie poursuit son cours... Mais comment ? Comment vivre avec ce vide qui se creuse davantage chaque jour ? Comment se déshabituer des gestes quotidiens ? Comment se donner l'illusion de la présence de ce fils unique ? Comment ? Par l'écriture, décide cette mère que des hommes sans foi ni loi viennent de vider de ses entrailles. Et voilà que chaque jour, depuis la disparition tragique de son fils unique, elle «trace - sur un cahier d'écolier - le chemin - qui la – mène» à l'Absent. Puisque mon cœur est mort, se présente sous forme d'un roman épistolaire dont le corps du récit est composé d'une très longue et émouvante lettre qu'Aïda écrit à son fils. La fiction ne comporte aucune date. Elle est plutôt structurée en cinquante titres qui font référence aux thèmes du roman, désignent certains personnages, des lieux, renseignent sur l'état émotionnel et intérieur de la protagoniste. Cette mère qui dit, parle, témoigne, avoue, confie et écrit au temps présent, dans un style direct, endosse le rôle de narratrice homodiégétique. Et tout en jouant le premier rôle, elle émerge comme l'héroïne de cette histoire à travers laquelle elle livre un point de vue interne et subjectif, révélant les moindres détails de ses pensées, de ses sensations, de ses colères, de sa révolte, de ses dessins, de ses observations, de ses secrets qu'elle consigne dans ce cahier qui a une fonction structurante et édifiante. Dans le schéma de communication qu'elle a instauré entre elle et son défunt fils, Nadir, dont le prénom n'est révélé qu'au moment du dénouement, l'émetteur est vivant et réel. Il est représenté par le personnage d'Aïda. Le récepteur quant à lui, Nadir, il est absent physiquement mais omniprésent symboliquement. Ce dernier n'a d'existence réelle que dans la tête de cette mère blessée au plus profond de son être pour qui l'écriture a une double fonction. Primo, les mots extirpés de ses entrailles déchirées qu'elle trace quotidiennement sur les feuilles blanches de ces cahiers d'écolier qui évoquent l'enfance et le temps de l'innocence jouent le rôle d'un cordon ombilical par lequel cette mère reste en lien avec son fils et le maintient en vie. En effet, pour la narratrice qui se balance «d'avant en arrière, comme si elle voulait bercer - sa – douleur» , le deuil relève de l'ordre de l'impossible. Car la disparition tragique de son fils unique l'a engloutie dans l'abîme de l'irréparable, de l'insupportable, de l'intenable, de l'insurmontable, de l'inconsolable. La présence imaginaire de ce fils permet à cette mère d'être dans un face à face avec l'absent et d'assurer ainsi la continuité de la postérité, si illusoire soit-elle ! Secundo, l'écriture est le moyen pour cette mère qui implore les «bekkayates keddabates, (pleureuses menteuses) qui savent donner voix à la souffrance des autres», de se maintenir en vie, le temps de réaliser son projet qu'elle tient secret tout au long de l'intrigue jusqu'au moment où elle se retrouve confrontée à un revirement de situation qui donne lieu à une catastrophe qu'aucun des personnages ne pouvait éviter. Dès le premier jour, elle informe son fils de la raison qui motive sa décision de recourir à la correspondance : «Je t'écris parce que j'ai décidé de vivre, de partager avec toi chaque instant de ma vie», lui écrit-elle le premier soir. C'est ainsi que tous les jours, elle lui parle. De lui, d'elle, du meurtre, de la photo de l'assassin, de ses bourreaux, «ces repentis, ces protégés par les nouvelles lois leur garantissant l'impunité et qui ont quitté les maquis pour réintégrer la vie normale», de la société, du pays, des traditions, de sa situation de femme, de ses frustrations, de ses rancœurs, de ses renoncements, de ses lâchetés, de ses compromissions, de ses mensonges, de la religion, des voisins, de la famille et de tous les autres avec qui Aïda a interrompu toute relation. Car, désormais, cette femme est devenue indifférente au regard des autres et s'est affranchie des qu'en dira-t-on. C'est une femme qui pense et agit en «figure libre». Mais si l'absence de son fils l'a «déliée de tout ce qui la ligotait» et a «aboli tous les interdits», c'est par l'entremise de l'écriture qui joue un rôle essentiellement épuratif et édifiant qu'elle trace son inconscient sur les pages blanches. Car c'est en écrivant que cette femme se libère de ses pulsions, de ses émotions, de ses passions, de ses angoisses. C'est en gravant sa douleur sur les lignes du cahier qu'elle parvient à une purification émotionnelle. C'est ainsi que le chapelet de mots, de verbes, de phrases qu'elle déverse sur le cahier d'écolier prend l'allure d'un cri, d'une délivrance. C'est ainsi que cette femme qui est sur le point de sombrer dans les méandres de la folie parvient à objectiver sa douleur et à rappeler à la conscience tout ce qu'elle a refoulé et a été réprimé par la loi et la tradition. Grâce à ce face-à-face avec son fils absent qui est en quelque sorte son propre miroir, Aïda ose une incursion dans son for intérieur pour se retrouver sur un terrain qu'elle avait «préservé de toutes fouilles archéologiques». Pendant toute cette période, elle va écrire, gratter, fouiller, inscrire, graver, déterrer. C'est alors qu'elle va interroger l'histoire de son pays, sa propre histoire, son comportement conformiste, son silence, son acceptation des traditions qui contrôlent et inhibent et des lois imposées par des autruis censeurs et dominateurs : «Toute ma vie pourrait se résumer dans l'effort qu'il me fallait faire pour jouer sans fausse note mon rôle, celui que m'assignaient ma naissance, mon statut de femme, mais aussi mes choix...», écrit-elle sobrement à son fils. Par ailleurs, le huis clos intimiste d'Aïda sur son affliction va inciter le «je» à opérer un déplacement vers le «nous», c'est-à-dire les malheurs collectifs ainsi que les douleurs silencieuses, négligées, oubliées, voire aveugles des autres femmes qui comme elle, viennent chaque jour au cimetière se recueillir sur la sépulture d'un de leurs proches. Et au fil des jours, elle va nouer avec ces femmes «éprouvées mais aguerries par la misère, accoutumées à l'injustice et aux épreuves» des liens basés sur le partage, la compassion, la solidarité... Mais Aïda ne passe pas tout son temps qu'à écrire et à se recueillir sur la tombe de son fils. Malgré la douleur, l'impossible deuil et sa détermination de s'isoler de son entourage, elle trouve encore le moyen de nourrir des ambitions hélas meurtrières. Car, pour cette femme, seule la loi du talion pourra l'aider à trouver la paix. Mais voilà qu'au moment venu, les événements sont déviés de leur cours. Voilà que l'imprévu et l'irréparable s'imposent à cette femme-courage comme une évidence. Et dans le silence imposant, la voix éplorée d'une mère qui balbutie des mots qui rendent compte de l'irrémédiable... « C'est lui, c'est lui qui a détourné ma main. ... son corps qui s'effondre. Ya M'ma ! Ya yemma ! Mes mains sont tachées de sang. ... C'est moi qui l'ai tué. » Et face à ce corps qui gît là sous ses yeux hagards, son balbutiement se poursuit au-delà de l'écho du vent ... « Ils sont là... J'entends, j'entends le bruit de leurs pas ». Et les portes de la vie se ferment lentement sur le corps de cette mère meurtrie par la mort de son fils ; cette femme qui toute sa vie a endossé cette identité d'autrui dans une société où les gardes-chiourmes veillent à chaque coin de rue. A travers ce roman à la fois tragique et serein, Maïssa Bey met en scène la douleur inconsolable d'une mère, de toutes ces mères, de toutes ces femmes anonymes qui pleurent dans le silence et le désespoir la mort d'un enfant, d'un mari, d'un frère, d'une sœur... Cette histoire qui prend aux tripes et suscite de l'empathie est le cri de révolte d'une écrivaine qui est à l'écoute des bruissements des cœurs de ces femmes et de ces hommes qui pendant toute une décennie, ont affronté avec beaucoup de courage, d'impuissance et dans le mépris le plus total la violence et son cortège d'assassinats, de morts, de disparus. A lire, cette complainte raisonnée de cette auteure dont le roman joue le rôle de porte-voix de ces êtres que le malheur et l'indifférence ont réduit au silence et à la résignation ! Nadia Agsous Maïssa Bey, Puisque mon coeur est mort, Editions de l'Aube, La Tour-d'Aigues, 2010, 255 pages, 17,80 euros, éditions Barzakh, Alger, avril 2010, pour l'Algérie, 184 pages.