Notre Reporter les a rencontrés après les Opérations Militaires dans les Babors Ces Enfants nés dans les maquis Terroristes Le seul univers qu'ils connaissent est celui des montagnes. Leur vie a été rythmée par la terreur, la clandestinité, la fuite, le sang et les privations. Fils et filles de terroristes, ils ont vécu l'horreur au quotidien. Désormais libérés, ils doivent apprendre à vivre dans un monde civilisé. Témoignages d'enfants revenus d'outre-monde. Ils s'appellent Mouad, Abderrahmane, Bouchra, Hassina, El-Khansa, Asma… Très évocateurs de la chose religieuse, leurs prénoms sont souvent accolés à des patronymes de même type qui n'ont aucune trace dans les fichiers de l'état civil algérien. D'ailleurs, la plupart de ces enfants n'y figurent point. Du temps où leurs géniteurs n'étaient pas encore en rupture de ban avec la République, ils se profilaient presque tous à l'horizon sous la forme de projet natal que des hommes et des femmes s'en iront plus tard concrétiser au mépris des lois, sur le chemin de non-retour. En route vers le maquis, les mâles se délesteront du nom de leurs aïeuls pour revêtir une nouvelle identité qui sied davantage à leur mission. D'Abou Khaled, d'Abou Mohamed… et de l'“émir” Abou Youssef, se constituera la sombre communauté qui hantera, des années durant, les monts des Babors, dans l'Est de l'Algérie. En septembre dernier, quand l'ANP a investi la retraite des hors-la-loi, les militaires n'étaient pas surpris de découvrir des hommes hirsutes, se proclamant des moudjahidine, ils étaient autrement stupéfaits en entendant des petites voix fluettes les vouer aux enfers. Les cris leur parvenaient de grottes disséminées çà et là dans la forêt. C'étaient des enfants, plus de quatre-vingt, qui ne voulaient pas quitter leur retraite sous peine d'être confrontés au regard des “taghout” et à leur châtiment. “Je ne voulais pas”, répète inlassablement Mouad. Depuis qu'il a été arraché à la vie sauvage, le petit garçon d'à peine douze ans essaye de construire sa vie dans les murs de la Cité de l'enfance de la ville de Sétif où il est placé avec les autres enfants du maquis par l'autorité judiciaire. Triste est le destin de cet enfant dont le père, le fameux Abou Mohamed, est mort lors de l'accrochage avec les militaires, la mère emprisonnée et le frère de vingt ans encore retranché dans les montagnes. Dans ses yeux qui ont immortalisé les pires ignominies, point de tristesse pourtant. À l'affût, le regard du “jeune rescapé” s'attarde sur les moindres détails de ce nouvel univers affriolant dont il ne soupçonnait même pas l'existence. À trois ans, quand son père, un terroriste notoire, avait décidé d'“émigrer” avec toute sa famille dans la montagne, Mouad n'avait pas encore acquis la maîtrise de la mémoire. De son bref séjour auprès des siens, sa véritable famille, il ne se rappelle de rien. Il sait tout juste que Iraguène, sa terre natale, se trouve pas loin des Babors. “Vous ne connaissez pas. Il y a un barrage là-bas”, apprend-il aux journalistes. Souvent, il est resté des journées entières à contempler de loin le barrage, nostalgique de cette vie qu'il n'avait pas eue. Dur est l'apprentissage ! En effet, comment apprendre à des enfants à marcher sans se retourner, à regarder le soleil alors que leur teint pâle et leur démarche brusque et souvent au ras des murs témoignent d'une existence traquée. “Lorsqu'ils sont arrivés, il était impossible de les dissocier. Tant ils étaient comme des fantômes, tous identiques”, rapporte une psychologue. Dépêchée à la Cité de l'enfance pour appuyer le travail de l'équipe locale, notre spécialiste invoque les conditions de vie presque en captivité des enfants. Autant leur corps que leur esprit appartenaient à la communauté des illuminés dont ils devaient perpétuer l'espèce. Témoignages d'outre-Monde Dimanche, 19 octobre. 9 heures. L'automne souffle une bise précoce sur l'orphelinat. Elle dispute les lieux au soleil qui projette ses rayons sur la cour et fait poindre çà et là des frimousses grelottantes. Bien plus que le vent froid, c'est la toilette du matin qui pousse les enfants à rechercher une source de chaleur sur un banc ou debout au milieu du préau. Se tortillant comme un petit chat, Nouhaïda fait tomber à plusieurs reprises le foulard qui cerne son crâne. Elle en profite pour soulager quelques démangeaisons que lui procurent les poux. “Nouhaïda, remets ton foulard sinon les poux ne s'en iront pas !”, la prie gentiment l'une des éducatrices. Prise en faute, la petite fille rougit et court se réfugier dans un coin. Comme elle, les autres enfants sont coiffés d'un bandeau identique. Dans les sanitaires, les monitrices en charge de la toilette des enfants y veillent scrupuleusement. “Maintenant, ça va. À leur arrivée, les poux descendaient jusque dans leur cou. Ils avaient la gale et souffraient de malnutrition”, confie tristement l'une d'elles. Les petits corps qui s'épanouissent lentement sous les mains douces des éducatrices découvrent les séquelles effarantes d'une enfance volée. La gale dessine des épreuves inavouables alors que les vertèbres apparentes sur une chair indigente creusent davantage le secret de ce passé si récent, révélé à demi-mots. Nouhaïda est née au maquis il y a trois ans. Son père était l'“émir” du groupe. Pour une jolie fillette brune qui réclame sans cesse sa maman mise en prison, l'énorme préjudice semble pourtant surmontable. A contrario, la réinsertion de Sarah et la prise en charge de son traumatisme exigent plus qu'un miracle. “Anti moutabaridja !”, assène-t-elle du haut de ses quatre ans pour couper court à la discussion avec la journaliste à la tête nue. Comme tous les autres enfants, cela fait presque deux semaines qu'elle est à l'orphelinat. Pour autant, elle se résoud encore mal à lever le voile et à chasser ses démons. “Plus que toutes les autres fillettes, elle s'est montrée très vigilante quant au choix de ses vêtements. Elle a exigé une longue robe”, témoigne le directeur, M. Sadki, encore incrédule. Sarah est pourtant un bébé. Chez les plus grandes, l'uniforme représente bien plus qu'une coquetterie, une obligation dont la moindre faillite pourrait entraîner la fureur divine ! Bouchra, ce beau brin de fille de 13 ans n'en pense pas moins. “Enlever mon khimar, non jamais !”. Pour appuyer cet engagement, l'adolescente serre fermement son foulard autour du cou. À la question de savoir quelle est la nature précise de cette peur qui la retient prisonnière de son bout de tissu, Bouchra se tait. Dans le maquis, aussi bien le foulard que le long manteau ample qui enveloppe son corps l'avaient prémunie des convoitises de l'“émir” et de ses acolytes. “Oui, si j'étais restée, je me serais mariée certainement”, révèle-t-elle sur un ton résigné et avec un verbe bref. Pour exprimer autrement cette appréhension qui la hantait, la jeune fille évoque le destin d'une de ses compagnes d'infortune, une certaine Asma, mariée de force à l'âge de 15 ans. “C'est la sœur d'une amie à moi”, se contente de dire Bouchra Avare de témoignages sur les conditions de subsistance au maquis, elle résume tout son drame dans une seule et unique phrase : “Ma mère et moi voulions descendre de la montagne, mais ils — les terroristes, ndlr — ne nous ont pas laissées.” “Ce sont les Hommes qui décident” Après le décès de son père, au cours d'une embuscade, Bouchra a assisté au remariage de sa maman avec un autre membre du groupe. De cette union sont nés d'autres enfants qui ont fructifié une fratrie sans nom. “En quelque sorte, ils sont tous frères et sœurs”, explique une psychologue en s'appuyant sur la pratique avérée des mariages de jouissance dans les maquis, y compris celui des Babors. “Ce sont les hommes qui décident”, fait remarquer Bouchra, amèrement. Dans une longue énumération, elle cite tour à tour Hussein, Assia, Soumaâ, Fatima, Aouis, Hafsa, Khansa et la toute dernière Hind, actuellement à l'hôpital. Elle a été gravement blessée lors de l'assaut de l'ANP. Appliquée sur le carnet, où elle transcrit les prénoms de ses frères et sœurs, Bouchra se découvre un nouveau plaisir à tenir un stylo. Cela fait plus de quatre ans qu'elle a rompu avec l'écriture, depuis que son père avait mis fin brutalement à sa scolarité et l'avait emmenée au maquis. Dans la montagne que les terroristes ont accaparée en guise de “territoire libéré”, la liberté des femmes se limitait aux corvées d'eau, dans les oueds et les ruisseaux, et de bois. “On n'allait pas loin. Il y avait toujours un homme avec nous pour assurer notre sécurité et quelquefois un âne pour porter le fardeau de bois ou les seaux d'eau”, raconte Hassina, une autre locataire de la Cité de l'enfance. Avec son hidjab vert et son foulard noir à fleurs, la jeune fille revêt un âge qu'elle n'a pas. Elle est trop vieille pour se réfugier derrière son insouciance apparente et trop jeune pour réaliser le martyre qu'elle a subi. Lorsqu'elle raconte sa vie dans la forêt, la fille sans âge prend un air détaché qui frise l'indifférence. Pourtant, sur son visage ravagé par l'eczéma, sur son corps chétif et son regard éteint, la détresse et un long cri étouffé. Hassina s'ouvre : “Dans la montagne, nous n'étions jamais dans le même endroit. Nous devions nous déplacer tout le temps pour que les militaires ne nous retrouvent pas. Souvent, nous marchions pendant plusieurs jours. Nous transportions avec nous des plaques de zinc qui nous servaient à construire nos maisons. En cas de danger, on se réfugiait dans les grottes.” Des moyens de subsistance, notre confidente évoque principalement le ravitaillement, el-maouna. “Les hommes vont à dos d'âne chercher les vivres, des haricots, des pommes de terre, des lentilles et quelquefois de la semoule”, soutient-elle. Quelquefois aussi, les femmes cultivent des navets et des haricots. Ces navets, si précieux, font toujours saliver les petits affamés. “La plupart ne savaient pas ce qu'est une portion de fromage” Ce dimanche, à la mi-journée, quand un camion chargé de légumes franchit le seuil de l'orphelinat, une grappe de garçons se jette sur les cageots pour s'emparer de la fameuse tubercule. Midi, le déjeuner est fin prêt. Pour la communauté des exilés, c'est certainement le meilleur moment de la journée. Les plus petits se précipitent vers le réfectoire à l'assaut d'un énième menu dont ils ignorent le goût et la consistance. “La plupart ne savaient pas ce qu'est une portion de fromage”, dit ébahie une éducatrice. Au menu aujourd'hui, des macaronis à la sauce tomate, des merguez et de la laitue. Si les pâtes rouges sont rapidement englouties, les saucisses sont pour leur part dédaignées. “Nadjassa” (c'est sale), s'écrie la petite Sarah. Se refusant le moindre écart, elle affiche un zèle désarçonnant. Exemple, si beaucoup d'autres ont appris à boire de l'eau à table, Sarah fait comme elle l'a appris. Elle met un genou à terre et porte la carafe d'eau à sa bouche. À son instar, Mouad se conforme à la même règle. “Hada ma alamani abi” (c'est ce que m'a appris mon père), explique-t-il très sentencieux, dans un arabe châtié. De ce père dont il répercute les pratiques, Mouad fait aussi l'éloge d'un érudit qui lui a enseigné 16 hizebs du Coran. Il parle également de lui comme d'un guerrier émérite qui lui a appris à manier les armes. Dans la chambre qui fait face à la sienne, à l'intérieur du dortoir, le garçon s'attarde sur des photos qui tapissent le mur. L'une d'elle montre un Jean-Claude Van Damne armé jusqu'au cou. Mouad croit déceler un RPJ dans son attirail ! Sur une autre photo, il voit un lance-roquettes. “Il sert à bombarder les maisons”, dit le garçon. “À la télévision aussi, j'ai vu ça”, renchérit-il bruyant. C'est à son arrivée à la Cité des enfants que Mouad a découvert la petite lucarne. Au début, il ne voulait pas qu'elle soit allumée en sa présence, car il considérait que c'est haram. Mais, depuis qu'il y a vu des films de guerre, la télé lui plaît. Les détonations assourdissantes et le sang, les images animées lui rappellent sa vie, dont la dernière image reste celle de ce père gisant sur le sol au terme de l'offensive de l'ANP dans le maquis des Babors. 17 heures. Le soleil va bientôt se coucher sur la Cité de l'enfance. Demain sera un autre jour pour Mouad, Bouchra, Hassina et les autres. Leur souhait immédiat consiste à faire une nouvelle promenade dans la ville de Sétif. Leur dernière sortie les a menés au parc zoologique. Les seuls animaux qu'ils ont reconnus sont les singes et les chacals. Dans la montagne, ils étaient leurs uniques compagnons. Tout le reste, les humains en l'occurrence, étaient à leurs yeux des impies, des monstres. Ils ne savaient pas. Mouad ne savait pas qu'il allait trouver autant de fidèles à la mosquée en s'y rendant vendredi dernier avec le directeur de l'orphelinat. “Tout cà, ce sont des musulmans ?!”, s'était-il exclamé stupéfait. S. L. Les dernières minutes au maquis “On n'a rien vu de ce qui s'est passé”, confie Mouad. Durant les violents accrochages entre les militaires et les terroristes, les 80 enfants ainsi que leurs mères, une vingtaine de femmes, étaient cachés dans des grottes. Au terme de l'opération, les militaires se sont montrés rassurants en demandant aux rescapés de la bataille de quitter leur refuge sans crainte de représailles. Sans doute parce que les femmes et les enfants refuseront de se rendre, si bien que l'ANP a dû user de bombes lacrymogènes pour les déloger. “Les militaires nous ont demandé d'avancer et de ne pas avoir peur”, raconte Mouad. Acheminés vers la caserne, les enfants, affamés, seront nourris, puis transportés vers la Cité de l'enfance. “Les derniers jours, lorsque les militaires avaient encerclé les lieux, on n'avait plus rien à manger que du sucre, des dattes et des grains de blé”, confie encore le jeune garçon. Celui-ci indique qu'il n'a jamais assisté à un accrochage entre les membres du groupe terroriste, dans lequel il se trouvait, et les forces de sécurité. “On nous cachait toujours”, affirme Mouad. Cela dit, il a de nombreuses fois vu des terroristes revenir du champ de bataille estropiés. “Abou Hamza — un apprenti médecin — les soignait comme il pouvait. Mais, il manquait souvent de médicaments”, fait remarquer le garçon. La première fois qu'il a entendu dire que son père et les membres de son groupe sont des terroristes c'était à sa descente du maquis. “H'na irhab ou l'hih moudjahidine”, tranche Mouad naïvement. S. L. Les Mères en Prison Mme Bengrouiche, psychologue en chef de la Cité des enfants, relate la séparation déchirante entre les mères et leurs enfants. Cette dame, qui occupe un logement de fonction à l'établissement, a été saisie un soir par des cris parvenant de la cour. Du balcon de son appartement, elle voit débouler dans la cour trois véhicules de la gendarmerie. À leur bord, une douzaine de femmes en djilbab et leurs enfants. Les femmes se plaignent avec fracas qu'on veuille les séparer de leur progéniture. “S'il leur arrive quelque chose, si vous touchez le moindre de leurs cheveux, la colère de Dieu s'abattra sur vous”, avertissent-elles le personnel du centre. Emprisonnées pour complicité dans des actes terroristes, ces femmes, souvent contraintes à suivre leurs maris au maquis, n'ont obtenu qu'une unique faveur : garder leur plus jeune enfant auprès d'elles pour les besoins de l'allaitement. Il est à noter que parmi les 80 enfants, une dizaine a été recueillie par des proches et sont donc retournés chez eux dans des régions comme Jijel ou même à Sétif. S. L.