«Quand une république est menacée de corruption, il faut que, par respect de la légalité, elle coure à sa ruine ou que, pour se sauver, elle rompe l'ordre légal. Je conclus que les républiques qui, dans les périls urgents, n'ont pas recours à la dictature ou à quelque autorité du même genre, se perdent infailliblement », déclaration de Michel Debré à la veille des événements du 13 mai 1958. La faiblesse de la quatrième république française et la détermination du peuple algérien, dès 1954, ont ressuscité les vieux démons dictatoriaux en France. Bien que des élections aient lieu régulièrement en France, la minorité réactionnaire a pu imposer en 1958, sans le verdict des urnes, le général de Gaulle à la tête de l'Etat. En effet, la fragilité de la république a atteint un seuil où le lobby colonial et des militaires de carrière n'en supportaient plus le choix de leurs compatriotes. Ces militaires qui détenaient, notamment en Algérie, les pleins pouvoirs étaient en bonne posture pour influencer la vie politique française. Bien que l'assemblée évanescente, dans son dernier acte de résistance, ait voté sa confiance au dernier président du Conseil légitime, Pierre Pflimlin, l'armée française, selon Michel Winock, a décidé de renverser tout gouvernement qui ne porterait pas à sa tête le général de Gaulle. L'instruction du chef des armées en Algérie, le général Salan, était la preuve irréfutable de l'immixtion des militaires dans les affaires politiques. Il a décrit au général Miquel le plan de renversement de tout président du Conseil n'émanant pas de leur seule volonté: « l'opération résurrection [nom du plan arrêté par les militaires] est parée et se déclenchera sur mon ordre dans les cas suivants: sur appel personnel du général de Gaulle; au cas où le général de Gaulle ne pourrait pas former un gouvernement de salut républicain; en cas d'urgence devant une insurrection communiste ». Quant au deuxième groupe extrémiste de la coalition, le lobby colonial, ce dernier a réussi à moult fois à influencer la politique algérienne de Paris, que ce soit en 1947 lors du vote du statut de l'Algérie ou en 1956 en refusant la nomination du général Catroux comme gouverneur de l'Algérie. Ce sont ces deux groupes qui ont porté à la tête de la quatrième république agonisante le général de Gaulle. Toutefois, nonobstant les risques de voir le pouvoir lui échapper, de Gaulle a saisi l'opportunité sans pour autant cautionner publiquement leur action. Ainsi, en acceptant d'assumer les responsabilités de la haute fonction, allait-il tout de même se soumettre, sans vergogne, aux velléités de ceux qui l'ont porté au pouvoir ? Le 4 juin à Alger, un round décisif Dès l'intronisation du général, l'urgence était, pour lui, de reprendre en main l'armée et de retirer au CSP (Comité de Salut Public) l'autorité qu'il s'était octroyée. Pour croiser le fer avec eux, De Gaulle a choisi Alger, leur terreau, pour son premier voyage. Le but assigné à son voyage était double: enjoindre à l'armée de se consacrer à sa mission constitutionnelle et prouver au lobby colonialiste qu'il était le seul chef. La tâche n'était, bien entendu, pas simple. En effet, ses partisans n'étaient pas nombreux pour lui permettre un retour aux responsabilités par le biais des urnes. Car deux ans plus tôt, ces listes aux législatives n'avaient réuni que 2,7% des suffrages. Du coup, soutenu par la frange la moins démocratique de France, De Gaulle devait trouver des formules consensuelles pour ne pas heurter ses alliés du moment. Par ailleurs, avant même qu'il prenne l'avion en direction d'Alger, De Gaulle avait reçu un télégramme émanant du CSP. Ce dernier déniait le droit au maire d'Alger, Jacques Chevalier, de parler au nom de ses administrés. A Alger, le porte-parole des militaires, Godard, contestait à « toute autorité ou organisme élu dans le cadre du système de parler au nom de la population ». Cette élimination des élus a été décidée sans la moindre concertation avec le général de Gaulle. Et les dissensions ont commencé à apparaître quelques jours seulement après la formation du gouvernement, présidé par De Gaulle. Les membres du CSP n'ont pas digéré la mise à l'écart de Soustelle, ancien gouverneur adoré de tous les colonialistes. Pour Léon Delbecque, gaulliste de la première heure, la formation de ce gouvernement ne répondait pas à leurs attentes. Devant les journalistes qui l'interrogeaient, il a répondu ceci: « Vous appelez ça un gouvernement ? Affaires étrangères, un fonctionnaire ! Intérieur, un fonctionnaire ! Ce n'est pas le gouvernement de salut public que nous attendions ». Du coup, la bataille pour le contrôle des institutions ne pouvait pas ne pas déboucher sur l'élimination de l'autre groupe antagoniste. Et les membres du CSP étaient déterminés à exercer une pression continuelle sur les proches du général afin de l'inciter à composer avec eux. Cependant, dans sa visite algéroise, De Gaulle a été reçu par les membres du CSP et du général Salan. A 19 heures, ce 4 juin 1958, le CSP a réuni près de 200.000 personnes au forum. Les premières paroles adressées par le général à la foule étaient: « Je vous ai compris ». Il a ajouté ensuite : « Je sais ce qui s'est passé ici ! Je vois ce que vous avez voulu faire. Je vois que la route que vous avez ouverte est celle de la rénovation et de la fraternité ». Au même moment, le CSP n'était pas enclin à laisser le route libre au général. En effet, Louis Jacquinot et Max Lejeune, qui ont accompagné le général, ont été enfermés dans l'un des bureaux du GG (Gouvernement Général). Plus tard, la journaliste Marie Elbe a enquêté sur les tenants de cette séquestration en écrivant: « qui avait traité de la sorte les compagnons du général ? On ne le sut pas précisément, mais chacun pensa: Lagaillarde ». Ce dernier était l'un des membres fondateurs du CSP. Ainsi le malentendu a commencé ce jour-là à Alger. Le général ne supportait pas que le lobby intervienne dans son domaine propre: la politique à mener. Il n'a pas voulu non plus les décevoir en décidant de mener une lutte sans merci contre le peuple algérien. L'enjeu était bien sûr de taille. Pour éliminer ses adversaires du CSP, De Gaulle a décidé d'amplifier la répression contre un peuple ne cherchant qu'à vivre sans carcan. Il a gagné in fine la bataille contre ses adversaires, mais c'était une victoire à la Pyrrhus. En somme, à cette époque-là, lorsque le pouvoir français était enrhumé, c'étaient les Algériens qui toussaient.