Imaginez un seul instant que le président Bush (le père ou le fils, c'est au choix) déclare un jour, après la mort d'un dictateur sud-américain, que ce dernier a financé les campagnes électorales de Bill Clinton, d'Al Gore ou de Barack Obama. Imaginez la tempête médiatique qui s'en suivrait. Flashs en rafales, tables rondes, experts convoqués dès les aurores pour les émissions d'informations matinales et débats interminables. Excités par l'odeur du sang, les networks américains ne lâcheraient pas prise, obligeant les mis en cause à réagir et à prouver leur innocence. Dans le même temps, il y a fort à parier que trois ou quatre sénateurs, qu'ils soient républicains ou démocrates, décideraient alors la mise en place d'une commission d'enquête parlementaire le tout dans une ambiance survoltée où l'indignation, qu'elle soit sincère ou feinte, le disputerait à la colère. Revenons maintenant à ce qui vient de se passer après la mort d'Omar Bongo. L'ancien président, Giscard d'Estaing, a officiellement affirmé que le président gabonais avait financé une campagne électorale de Jacques Chirac. Ce dernier a démenti, nous avons eu droit à quelques articles résumant les faits, deux ou trois éditoriaux à l'eau tiède dénonçant ces pratiques censées être d'un autre âge ; nous avons eu droit aussi à de bonnes caricatures, notamment celles de Plantu dans Le Monde, à quelques gags savoureux des Guignols et puis c'est tout. Terminé, le rideau a vite été baissé et tout le monde s'est précipité à Libreville pour assister aux obsèques du « dernier baobab ». Voilà un contraste qui résume bien ce qu'est la françafrique. Soyons clairs : il ne s'agit pas de magnifier les médias américains. On sait très bien quelle fut leur responsabilité dans l'invasion de l'Irak en 2003. Personne n'ignore que la presse étasunienne a elle aussi ses indignations sélectives comme le montre cette seule statistique : il y a eu dix fois plus d'articles consacrés à l'affaire Monica Lewinsky que pour les manipulations orchestrées par l'administration Bush pour convaincre du bien-fondé de l'invasion en Irak. Néanmoins, l'idée même que de l'argent étranger puisse clandestinement irriguer la vie politique serait insupportable à des millions d'Américains. Et ils ne seraient pas les seuls dans ce cas. Dans n'importe quel pays, le financement étranger des élections est vécu comme une ingérence inacceptable, ses bénéficiaires étant facilement qualifiés de traîtres à la nation. Dans le cas de la françafrique, c'est le règne du sourire amusé et du cynisme. « Un secret de polichinelle », réplique-t-on à celui qui s'étonne du fait que les déclarations de Giscard aient finalement l'effet d'un pétard mouillé. « Règlement de comptes de la part d'un homme politique qui n'a jamais digéré sa défaite de 1981 », ajoute-t-on comme pour mieux déconsidérer l'auteur de l'aveu et donc l'aveu lui-même. Cela devrait être une affaire d'Etat, ce n'est qu'une péripétie destinée à alimenter les colonnes de la presse satirique. Voilà ce qu'est aussi la françafrique ! C'est une réalité intégrée qui n'indigne guère les bonnes consciences républicaines. Un président étranger finance la vie politique française, exige, et obtient, la tête d'un ministre de la Coopération qui voulait justement s'attaquer à la françafrique, et tout cela se fait sans turbulences ni polémiques. Comment expliquer cela ? Bien entendu, il y a plusieurs raisons. Mais il y en a deux qui sont rarement avancées et sur lesquelles il est utile de s'attarder un peu. La première concerne le fonctionnement des médias. Dans les rédactions, et quoi qu'on en dise en Afrique, nombre de journalistes qui couvrent ce continent ont toujours essayé de faire éclater la vérité et de pointer du doigt les dessous inadmissibles de la françafrique, dessous où le transfert de valises bourrées d'argent pour arroser les partis politiques français n'est qu'un travers parmi tant d'autres. Mais ces journalistes doivent composer avec une autre corporation, celle des journalistes politiques bien décidés à garder leur monopole et à ne surtout pas s'aliéner un microcosme qui les nourrit d'anecdotes et de petites phrases. Si la françafrique n'a jamais été élevée au rang de scandale national, c'est parce que les journalistes politiques français dans leur grande majorité s'y sont toujours opposés. Et aujourd'hui encore, ce sont eux qui relativisent les révélations de Giscard D'estaing quand ils ne les tournent pas en dérision. Cette caste est prisonnière du monde qu'elle est censée surveiller. Du coup, les spécialistes qui couvrent l'Afrique n'ont plus qu'un seul moyen pour informer : ils écrivent des livres, dont certains sont implacables vis-à-vis de la françafrique mais dont, malheureusement, l'impact vis-à-vis de l'opinion publique reste encore limité. L'autre raison peut paraître plus subjective. Si cet argent qui vient d'Afrique pour financer les élections mais aussi pour alimenter le marché immobilier hexagonal, les boutiques de luxe et les grands hôtels, ne pose visiblement aucun problème, c'est peut-être parce qu'il existe un inconscient français qui estime que ces millions pour ne pas dire ces milliards d'euros appartiennent à la France. C'est cette conviction de bon droit plus ou moins affichée qui met en rage les Africains et les fait dénoncer, parfois de manière confuse, cet héritage pesant et direct de la colonisation. Et le plus dur dans l'affaire est d'arriver à dissocier les deux. Quand les Africains s'en prennent à la françafrique, nombreuses sont les personnalités françaises, des politiques mais aussi des intellectuels, qui soupirent d'un air entendu en disant : « ils nous parlent encore de la colonisation ». En réalité, il ne s'agit plus de colonisation mais d'une nouvelle forme de domination et de captation de richesse d'autrui qui passent par le soutien à des dirigeants peu scrupuleux vis-à-vis du bonheur de leur peuple.