Jamais, au grand jamais, je ne trahirais le serment de novembre. J'ai juré fidélité pour l'éternité. J'ai juré d'irriguer de mon sang bouillonnant d'écume vengeresse, cette terre souillée par des hordes surgies d'ailleurs, du fin fond du monde, telles des bêtes assoiffées de conquêtes, de possession et de gloire, ayant pour seule devise de piller ma mémoire et l'histoire millénaire de ma nation, celle de mes pacifiques aïeuls. Le cri de révolte, patiemment, méticuleusement et victorieusement accumulé au fil des jours, des mois, des années et des siècles, a fini par éclater en flammes gigantesques et foudroyantes pour frapper la face médusée de l'envahisseur, débarqué en guenilles, celui des pieds sales et nus, qui ne voyait en nous que des squelettes momifiés, incongrûment plantés au milieu d'un espace verdoyant à annexer sans coup férir. Oui, je porte en moi la mémoire opprimée écrasée, flétrie, mais séculaire, tenace et revancharde, jamais oublieuse du viol abject subi par cette terre fertile bénite, immémorialement frondeuse et allergique à toute souillure de l'étranger, conquérant imbu de tant de siècles de civilisation de fausses lumières. Ma patience longtemps refoulée, a brutalement explosé au cri de ralliement de l'annonce salvatrice qui allait enfin sonner le glas des usurpateurs. Je n'avais que dix huit ans lorsque j'entendis l'appel. C'était comme le chant sacré du muezzin annonçant la prière, un hymne impérieux, irrésistible, mélodieux et incantatoire surgi de nos hautes et fières montagnes, scandé par des hommes magnifiques auréolés sur leur front pur d'un mot ancestral et indélébile : liberté. Sans hésitation aucune, j'ai tout de suite abandonné mes rêves et mes projets de jeunesse. Le sacrifice a été total, à la mesure du défi qui m'attendait. J'ai abandonné ce que j'avais de plus cher au monde : ma mère, mon père, ma belle fiancée Houria, mes frères, mes s_urs, mon village et notre lopin de terre misérable qui assurait la subsistance de la famille, et dont aîné, j'étais le seul à m'occuper, ayant prématurément arrêté mes études après l'accident de mon père qui le frappa d'un handicap définitif. Une conscience politique précoce me révéla la situation de notre peuple, dépossédé de sa liberté et vivant depuis plus d'un siècle sous la tutelle cruelle et humiliante de colons qui avaient fait main basse sur le pays tout entier, nous reléguant, nous indigènes, au rang de bétail méprisable. J'avais hérité de mon père une espèce de fierté incommensurable, à fleur de peau, qui me rendait réfractaire à mort à toute injustice. Ma mère m'avait raconté un jour que mon père avait fait de la prison, étant jeune, parce qu'il avait poignardé un colon qui l'avait regardé de travers. Je savais que cet état de servitude dans lequel croupissait le peuple ne pouvait durer éternellement, que le temps travaillait pour nous, qu'un jour viendrait où une vague immense, arrivée à pleine maturité après avoir patiemment pris de la force et accumulé de l'énergie au cours de son long voyage, gorgée de colère impétueuse, balaierait tout sur son passage. Et ce jour arriva qui bouleversa ma vie, et de l'ombre où elle était obscurément recluse, la projeta subitement au centre d'un firmament éclatant de lumière. Ma mère Ouafia avait pressenti mon départ. Depuis quelques jours, j'étais devenu taciturne. Je touchais rarement aux repas qu'elle me ramenait au champ. Elle me surprit une fois lisant en cachette un bout de journal qui était la proclamation de novembre, et qu'avait ramené un ami de la ville: «A vous qui êtes appelés à nous juger...». Analphabète, elle ne pouvait deviner, pauvre petite mère rabougrie, desséchée, usée par le fardeau de l'existence, que ce petit bout de papier misérable, allait réveiller la nation de sa longue léthargie, galvaniser tout un peuple, enflammer l'Algérie entière et inscrire dans l'histoire de l'humanité une épopée écrite avec le sang d'hommes et de femmes inextinguiblement avides de liberté. J'avais décidé de partir à l'aube, avec trois de mes camarades. Je me suis levé furtivement, marchant sur la pointe des pieds. Il faisait encore noir. Un silence pesant chargeait la nuit épaisse d'une tension latente et inquiète, comme la sourde anxiété qui saisit le voyageur à la veille d'un départ. Un instant, l'idée de cette fuite honteuse en pleine nuit m'oppressa le coeur ; ma famille que je faisais vivre allait être livrée à la misère. Personne d'autre que moi ne pouvait subvenir à ses besoins, le plus grand de mes frères n'ayant pas encore atteint les dix ans. Ce scrupule fit rapidement place à un sentiment d'impérieuse nécessité, d'un devoir à accomplir coûte que coûte, au prix du sacrifice de ma vie et de celle des miens. Ma mère m'attendait prés de la porte. Elle me tendit un paquet où il y avait de la nourriture et des vêtements. « Je sais que tu es appelé à faire des choses importantes, puisque telle est la volonté de Dieu. Ne dévie jamais du chemin que tu t'es tracé. Tu as ma bénédiction, mon fils ! Quant à nous, Allah ne nous abandonnera pas.» Je l'embrassai sur la tête et sortis en détournant le visage, sans un mot, la gorge serrée, étranglée par des sanglots refoulés. Un léger bruit me fit retourner et j'ai cru apercevoir la face, fugacement éclairée par la lune, de mon père caché derrière l'olivier qui masquait l'entrée de la maison ; j'entendis alors résonner faiblement dans mes oreilles, comme un cri timide, étouffé: «Allah Akbar ! Allah Akbar!» Mon chien m'a suivi en silence pendant longtemps, puis, tête baissée, a rebroussé chemin en s'arrêtant plusieurs fois pour me jeter un regard interrogateur et mélancolique. Comme je m'y attendais déjà, ma vie au maquis n'a pas été de tout repos. On a commencé d'abord par nous instruire au maniement des armes qui étaient chichement comptées. Au froid glacial d'un rude hiver qui, malgré notre fougue et notre hargne, meurtrissait nos corps, s'ajoutaient le manque de nourriture et de sommeil, et la hantise d'être à chaque instant débusqué par un ennemi suréquipé et omniprésent. Au milieu de ce climat hostile, j'ai réalisé que notre combat, démesurément inégal, allait être beaucoup plus difficile et sanglant que ne l'avait imaginé ma cervelle de jeune et naïf montagnard. Ma force cependant résidait dans ma conviction d'être investi d'une mission grandiose, presque divine, pour laquelle j'avais accepté sans regret de quitter ce que j'avais de plus cher au monde, une partie de ma chair et de mon âme, ma famille ainsi que ma jeunesse. Cette mission, je devais la mener jusqu'au bout, quelque fussent les sacrifices, par fidélité pour les miens, pour ma mère Ouafia d'abord, pour mon père Abdelkader, pour ma fiancée Houria, pour mes petits frères et Sœurs, pour tous les habitants de mon village, et enfin pour tous mes frères de ce pays si cher à mon cœur, auquel désormais me liait indissolublement un pacte définitif par lequel j'avais décidé de faire offrande de ma vie à la terre endeuillée de mes ancêtres. J'ai participé à tant de coups de mains, à tant d'embuscades meurtrières, à tant de sanglantes batailles où nous n'avions pas toujours le beau rôle, que ma pauvre et chancelante mémoire n'arrive plus rien à enregistrer, sauf le bruit lancinant et effrayant des balles sifflantes, le sang chaud frémissant, giclant aux coups de mitraille de l'ennemi, et les bombardements haineux de ses avions qui déversaient sur nos montagnes et nos douars un déluge de napalm brûlant atrocement exterminateur. J'ai vu la terre nourricière assoiffée boire le sang de ses fils jouvenceaux, intrépides combattants aux armes désuètes bravant l'ennemi surarmé. Leur foi explosive qui pulvérisait les chars et les avions, ils me l'injectaient en plein dans mes veines gorgées de liquide vital, avides d'offrande, et je courais, souriant, bravant le danger, emporté par l'irrésistible élan fraternel vers la cible qui crachait la mort. Combien de fois, au cœur de l'enfer effroyable qui se délectait de la brûlante chair humaine, j'ai appelé la mort ; elle a été insensible à mes imprécations, alors que, généreusement, exultant de tant d'audace effrontée, je l'alimentais sans cesse de la chair de mes ennemis pusillanimes. La fidélité au serment proclamé, fidélité résolue et opiniâtre, expliquait sans doute, en tout cas à mon point de vue, cette incroyable audace, et l'impunité surnaturelle dont Allah m'avait dotée pour m'éviter la mort malgré mes supplications et mes incessantes prières de tomber au champ d'honneur, comme mes jeunes et braves camarades martyrs. Le combat sans relâche, les déplacements continuels dans le maquis, les responsabilités considérables dont j'étais investi, et surtout le sentiment irrévocable que j'avais d'appartenir désormais exclusivement à la révolution me laissaient peu de temps pour penser à ma famille qui m'était pourtant si chère. Je savais qu'elle aussi, totalement démunie, vivait des moments bien difficiles, sans personne de valide en mesure de subvenir à ses besoins. Souvent, dans le feu de l'action, les images lointaines et furtives des miens, celle de ma mère surtout, défilaient devant mes yeux comme un film flou et accéléré, mêlées au tonnerre des explosions et de l'embrasement lugubre qui incendiaient la terre. Au cours d'une longue et violente bataille où nous avions infligé à l'ennemi des pertes énormes malgré la disproportion des moyens, j'ai été fait prisonnier après avoir couvert le repli de mes hommes et épuisé mes munitions. On a voulu en vain me soutirer des renseignements sur l'organisation de la lutte au maquis. On m'a d'abord fait miroiter une mirobolante récompense en argent et un exil doré en France pour moi et ma famille, si je consentais à révéler les noms de mes frères et les cachettes profondément enfouies dans la montagne. Puis, devant mon manque de coopération et la manière sarcastique et provocante avec laquelle je narguais les officiers qui m'interrogeaient, on a changé de méthode. Des barbouzes au corps démesuré ont pris la relève. Leur visage d'acier et leurs yeux vitreux étaient ceux de carnassiers sans état d'âme. Je m'attendais évidemment à cette deuxième étape, infiniment plus périlleuse. Certains de mes frères, avant moi, n'avaient pu supporter l'épreuve, et ils flanchèrent. Je les comprends et ne les blâme pas ; dans la douleur portée à son paroxysme, l'endurance des plus braves a des limites. Les moyens de torture employés, portés à leur extrême raffinement, étaient capables de briser les volontés les plus endurcies. Je fus soumis à de dures et interminables séances de supplices dont je garde à ce jour les séquelles. L'image obsédante de mon frère de combat Larbi Ben M'hidi ne me quittait pas durant cette épreuve infernale. La face de l'auguste martyr, radieuse, auréolée d'un sourire divin, m'aidait à supporter l'insupportable. De son incroyable aura envoûtante, elle m'exhortait à tenir, à ne pas trahir le serment de fidélité. Grâce à Dieu, j'avais une force de caractère hors du commun qui me permit de résister jusqu'au bout aux sévices atroces de mes tortionnaires. Finalement, dépités de n'avoir rien pu soutirer de moi, ils décidèrent de m'éliminer. Je connaissais leur méthode. Ils firent semblant de me relâcher et m'annoncèrent que j'étais désormais libre car, disaient-ils, dans un ricanement d'hyène, « nous, nous sommes des gens civilisés, pas des barbares. » J'avais flairé le piège, et au bout de trente mètres, invoquant Allah et récitant en même temps la chahada, je me mis à courir de toutes mes forces en zigzagant pour éviter les balles qui commençaient à crépiter derrière moi. Je parvins à m'enfuir, ayant été seulement et légèrement blessé à l'épaule et aux jambes. Après un rétablissement de quelques semaines, et contre l'avis du médecin, je décidai de reprendre le combat. Quelques années plus tard, à la veille de l'indépendance, alors que jeune capitaine de l'ALN, j'avais définitivement désespéré de la mort, il avait fallu une mine scélérate enfouie, au moment où, à la tête de mes hommes, je tentais de franchir le redoutable barrage frontalier truffé d'engins meurtriers, pour arrêter irrémédiablement mon parcours. On me transporta hors de ma patrie pour être soigné à Oujda, au Maroc. Malgré la sollicitude des infirmiers et des médecins, j'ai vécu une année douloureuse, non pas tant à cause du mal atroce qui habita définitivement mon corps abîmé, mais du sentiment irrémédiable d'avoir traîtreusement abandonné mes frères dans les brasiers incandescents de leur lutte rageuse et inégale. Certes, dans l'état où j'étais, amputé de mes deux jambes, je ne pouvais leur être d'aucun secours. Mais il me restait tant d'énergie brute accumulée dans mon corps, prête à exploser, à pulvériser l'ennemi, que je devins mortellement insupportable lorsqu'on évoquait devant moi les problèmes du maquis. Mes prodigieuses réserves de combativité encore intactes réclamaient avec rage qu'elles fussent employées dans la lutte jusqu'à total épuisement. Je voulais servir encore à quelque chose, je désirais que mon corps inutile fût bourré d'explosifs et jeté à la face de mes adversaires, au lieu d'être une charge encombrante stérilement clouée sur un lit, sollicitant l'aide honteuse de mes frères. L'indépendance de l'Algérie survint, moment d'allégresse inoubliable fêté par le peuple entier en transe. Je ne pouvais plus pleurer de joie, n'ayant plus de larmes pour célébrer la fin victorieuse de cette incroyable épopée. Je pensais à mes jeunes compagnons morts à la fleur de l'âge pour ce pays enfin libre, après cent trente deux ans d'asservissement. Je pensais à ma famille, à mon douar, à la terre qui m'a vu naître. Le combat était terminé. Nous avions chassé l'envahisseur. La mission qui devait échoir aux nouvelles générations était de bâtir l'avenir. Pour des raisons que seule l'histoire éclaircira peut être un jour, les pieds noirs de ce pays auquel ils étaient viscéralement attachés, ne sont pas restés pour la reconstruction de l'Algérie. S'ils avaient vraiment été fidèles à cette terre, ils ne l'auraient pas quittée. Sitôt la guerre finie, je suis allé rendre visite aux miens. Depuis mon départ du maquis, je n'en avais pas eu de nouvelles. Le taxi m'a déposé loin de la piste qui jadis menait au village. Tout de suite, une appréhension intense me serra le cœur face au silence sépulcral qui baignait les lieux. Quelques corbeaux repus et impassibles, étaient juchés dans une étrange immobilité sur ce qui restait d'arbres calcinés dont les carcasses sombres parsemaient la terre couleur de cendre Le chemin était couvert de cratères béants qui le rendaient impraticable. J'eus peine à reconnaître l'endroit. Le douar a été complètement rasé, recouvert par un immense amas de pierres carbonisées au bout duquel trônait notre olivier séculaire qui, malgré ses branches noircies par le napalm, se tenait encore fièrement debout. Au pied de l'olivier, j'ai vu, Ô miracle, mon chien, éborgné et boiteux, devenu squelettique, qui s'avançait lentement vers moi d'un pas pesant en poussant des gémissements rauques, semblables aux lamentations d'un être humain. Au même moment, j'entendis comme le cri du muezzin, alors que la mosquée du village avait brûlé et disparu sous le bombardement ennemi ; c'était l'imam devenu fou, presque entièrement nu, qui, juché sur le pan couché du minaret, s'obstinait de sa voix enrouée d'appeler à la prière. Inlassablement, je continue jusqu'à ce jour, au moins une fois l'année, de rendre ainsi visite aux miens, dans une sorte de pèlerinage religieux en hommage de fidélité à ce qui reste de vestiges et de témoignage impérissables d'un village martyr, dépositaire de mes racines millénaires, incarnation entêtée de ma mémoire, village non pas disparu, mais simplement, pieusement et pudiquement couché sur la terre maternelle pour protéger de son imposante sépulture d'amas de pierres noircies par le napalm, la chair calcinée de ma chair, les reliques pieuses et dérisoires de mon passé qui avaient apporté leur part humble de nectar à la floraison qui a submergé mon vaste pays. Des responsables inconscients ont décidé, sans consultation, à l'improviste, de construire un nouveau village sur les vestiges de mon douar. Au cours d'une visite, j'ai surpris des engins de terrassement en train de remuer les amas de pierres pour « nettoyer » le terrain. J'ai été saisi d'une rage hystérique que j'ai déversée sans retenue sur ces autorités locales qui voulaient par ce geste sacrilège assassiner encore une fois les miens. Sous la menace de mes béquilles furieusement exhibées comme une arme, et grâce à l'intercession d'anciens frères de combat, on a été obligé d'annuler cette action profanatrice. Finalement, il a été convenu d'ériger le lieu en musée à ciel ouvert, pour honorer la mémoire des disparus et immortaliser le souvenir d'innocents, victimes d'un génocide exécuté sans repentance. Moi, ancien officier de l'ALN, on m'a gavé de présents honteux. On a voulu me récompenser de ce qui n'était pour moi, qu'un humble et impérieux appel, un cri de détresse de ma terre humiliée et souffrante, un pathétique SOS auquel je devais impérativement répondre, sans se poser de questions, sans arrière-pensées, et sans calculs. Devant les cadeaux somptueux et faramineux qu'on m'a offerts, je suis parti d'un tel éclat de rire strident et inattendu, que les autorités locales et centrales et toute la galerie auguste rassemblée, éberluées, presque indignées, se sont tues et ont finalement crié à l'ingratitude, comme si mon combat avait pour but de substituer ma domination à celle des colons. On m'a offert une licence pour un débit de boissons alcoolisées, moi qui, de ma vie, n'avais jamais bu une seule goutte d'alcool. On m'a offert une licence de taxi, moi l'estropié, privé de l'usage de ses deux jambes. On m'a offert une ferme immense et belle, jadis occupée par un colon dans laquelle il plantait des vignobles à perte de vue. Non, je ne veux rien de leurs jouets ! Je n'ai rien demandé et jamais je ne me ferais l'affront bas et trivial de demander quoi que ce soit en récompense misérable de ce que je considère encore et toujours comme mon devoir le plus humble, le plus élémentaire et le plus nécessaire, s'agissant d'une tâche sacrée à accomplir dans l'ombre et à l'abri des regards, et que du reste je n'ai pas pu achever, puisque je suis toujours vivant alors que, pour moi, le couronnement ultime du devoir, à l'instar de mes frères chahids, c'était de tomber en martyr, au champs d'honneur. Le sou que je gagnerais, je le gagnerais heureux à la sueur de mon front. C'est pourquoi, j'ai jeté à leur face scandalisée tous les cadeaux suspects et mortels dont ils voulaient m'empoisonner. Oui, la fidélité au message ne peut tolérer visées mercantiles, ou rétributions bassement matérielles, même sous la forme de pension misérabiliste calquée sur nos adversaires et que ma raison entêtée refusait d'admettre. Pour que le sacrifice fût total et pur, exempt de toute flétrissure, j'ai tout rejeté. Malgré mon infirmité, je ne voulais percevoir le moindre centime qui eût été considéré comme une vile contrepartie du devoir sacré que j'ai eu à accomplir. N'ayant plus de famille proche ou lointaine, tous ayant été massacrés, rien ne me rattache plus à cette terre que le serment de fidélité que j'ai proclamé en mon âme et conscience un jour, et qui me permet de tenir la dragée haute aux vicissitudes de la vie, libéré à jamais des pièges de l'argent et des biens matériels, vivotant, heureux, en vendant selon les saisons, les figues de barbaries, les tomates, les oranges ou les dattes de mon cher pays. Plus que jamais fidèle à l'idéal de novembre, malgré mon handicap bien lourd et ma triste solitude, j'ai accompli mon rêve final, ultime, fabuleux, celui de vivre tout simplement heureux, n'ayant aucune exigence matérielle, totalement détaché et libre de toute préoccupation terrestre, ravi du bonheur immédiat et incommensurable de mes frères et de leurs demeures fastueuses qui avaient surpassé en magnificence celles des colons dominateurs, humant l'air pur et libre de mon pays. Oh qu'il est rare et suave l'air de mon pays bien-aimé, pour ceux, élus, désintéressés et patients, qui savent reconnaître et apprécier sa profonde et secrète saveur ! Lorsque je m'arrêtais en extase pour admirer les palaces pharaoniques de mes chers compatriotes, les jeunes propriétaires me dévisageaient d'un air suspect, et moi, fier de mes frères conquérants, je levais en l'air mes béquilles de fortune en signe de victoire pour les saluer et partager leur bonheur ineffable. Pour m'éloigner définitivement, me prenant sans doute pour un mendiant ou un fou, ils me lançaient de loin, dédaigneusement, des pièces de dix dinars ; moi, dans un geste de jeu naïf et fraternel, sans méchanceté aucune, je leur renvoyais leurs petites pièces, dans un immense et puéril éclat de rire. Ma joie cependant a été ternie par un spectacle qui n'était pas digne de mes rêves. J'ai vu l'autre jour, au bord de notre merveilleux et bleu rivage, de jeunes gens encore imberbes qui avaient mon âge lorsque j'avais rejoint le maquis, et qui avaient décidé, dans un geste de colère et de désespoir compréhensibles, de quitter l'Algérie dans les funestes embarcations de la mort. Désemparé, je regardais avec tristesse la sève montante de mon pays fuir comme la peste cette terre généreusement irriguée par un sang juvénile qui n'a pas encore séché. Le cœur serré, je ne pus m'empêcher, en contemplant mes jambes hideusement et irrémédiablement estropiées, d'avoir aux yeux, moi qui n'ai jamais pleuré, des larmes impuissantes et amères, et de penser au serment de fidélité par lequel mes camarades avaient donné leur vie, à la fleur de l'âge, pour la renaissance de ce pays. Mes lèvres ont alors imperceptiblement frémi, malgré moi, pour entonner le chant prometteur dont la musique grave et envoûtante a définitivement scellé mon propre destin et celui de mon pays: «A vous qui êtes appelés à nous juger...»