C'est donc entendu, Laurent Mauvignier n'a pas eu le Goncourt. Mais le plus important est que son roman, « Des Hommes », a marqué la rentrée littéraire en raison d'un style remarquable mais aussi d'un thème épineux, celui de la mémoire des appelés de la Guerre d'Algérie, qui, par ailleurs, ne peut laisser aucun Algérien indifférent même si cela concerne ceux d'«en face ». Et puis l'essentiel n'est pas le prix mais le contenu de l'oeuvre. Affirmation aussi aisée que la critique mais que certains impétrants chroniques, et frénétiques, de la grande parade des récompenses automnales feraient bien de méditer... Résumons d'abord cette fiction. C'est l'histoire d'un homme, Bernard, soixante-trois ans, dit «Feu-de-Bois» qui commet un acte odieux en s'attaquant à la famille d'un maghrébin après une fête familiale particulièrement humiliante pour lui. Scène banale du racisme ordinaire de la France profonde ? Ce n'est pas si simple que ça. Au fil des pages, le narrateur, l'un des cousins de « Feu-de-Bois », remonte le temps et raconte leurs vingt ans, là-bas, en Algérie, pendant une guerre qui à l'époque n'avait pas de nom et pour laquelle on partait sans donner son avis. C'est d'anciens appelés du contingent dont il s'agit. Des hommes partis, avec leur naïveté printanière, maintenir l'ordre, comme on disait, et revenus, certes physiquement intacts, mais minés et lacérés de l'intérieur. Des blessures secrètes sur lesquelles aucune psychanalyse nationale ne s'est penchée. Des blessures secrètes dont la France, celle des Trente glorieuses, du twist, des yé-yé, de Salut les Copains et des crédits à la consommation, ne voulait absolument pas entendre parler. Des meurtrissures qui ont saccagé des familles, influencé des comportements et pourri des vies comme celle de Bernard, fringuant appelé, devenu quelques décennies plus tard ce repoussant «Feu-de-Bois», cette homme fait de « crasse et d'odeur de vin », les « cheveux jaunes et gris à cause du tabac et du charbon de bois », ressassant à l'envi sa colère, sa haine des autres en général et des arabes en particulier. Toute une génération, celle dont les filles et fils ont aujourd'hui entre quarante et cinquante ans, est passée par l'Algérie. Ces gens, ces anciens appelés ont une « histoire algérienne » dont ils ont très peu parlé contrairement à ceux qui, au nord de la Méditerranée, assument la leur et la mettent même en avant, qu'ils aient été militaires de carrière, pieds-noirs, partisans de l'Algérie française ou porteurs de valises. A travers la fiction, et le destin de quelques personnages-c'est là la force de la littérature-Laurent Mauvignier restitue ainsi à la perfection ce que fut le destin de nombre d'appelés en Algérie. Certains d'entre eux quittaient leur village pour la première fois de leur vie (la France était encore un pays rural). Ils débarquaient du bateau à Alger ou Oran et ne tardaient pas à se rendre compte de la réalité sordide d'une terre où régnait un ordre colonial implacable. Le roman restitue bien leur dépaysement, leur détachement, leur gouaille forcée et puis, petit à petit, leur peur face aux «fell'», leur insignifiance face à l'immensité du bled, leur hantise d'y laisser la peau avant la quille, et, souvent aussi, leur sympathie pour ceux que l'on désignait alors par indigènes, arabes ou musulmans car ils n'avaient pas le droit d'être appelés algériens. Et puis, survenait ce que les témoignages d'appelés, notamment ceux recensés par Bertrand Tavernier et Patrick Rotman dans «La Guerre sans nom», mentionnent presque toujours. Un jour, une nuit, l'embuscade, l'attaque sanglante, le copain passé au fil du poignard, et la naissance de la haine, de la violence pour la vengeance, de la volonté de tuer, de la sauvagerie. Et au final, le retour sans gloire ni reconnaissance en France. Un retour en et dans le silence. Rideau. Des milliers d'appelés ont alors tus leurs fêlures, ne les partageant même pas avec leurs entourages familiaux. Fin de leur histoire algérienne ? En apparence. Après la parution de son livre, Laurent Mauvignier a expliqué que son père avait été soldat en Algérie et qu'il en était revenu traumatisé mais silencieux. Au début des années 1980, cet homme s'est suicidé et son fils, devenu écrivain, se demande aujourd'hui encore quelle part de responsabilité a eu cette guerre devenue lointaine dans ce geste désespéré. En France, en cherchant bien, on trouve toujours une histoire algérienne cachée derrière la personne qui vous parle... Dans le roman, il est aussi question de retour de mémoire et de ces catalyseurs qui font remonter haines et peurs à la surface. Voici un extrait qui décrit bien ce qu'ont dû éprouver d'anciens appelés lorsqu'ils ont vu arriver dans leur pays des migrants venus d'Algérie : « Oui, les premiers jours, les premiers mois, cette drôle de découverte et de curiosité. Et puis, pour nous autres, ça avait été comme de revoir surgir des morts ou des ombres comme elles savent parfois revenir, la nuit, même si on ne le raconte pas, on le sait bien, tous, à voir les autres, des anciens d'Algérie et leur façon de ne pas en parler, de ça comme du reste. » En lisant ce roman, on ne pourra s'empêcher de repenser aux propos de ce psychiatre français expliquant dans un documentaire que certains de ses patients, d'anciens appelés, lui avouaient « rêver de tuer un arabe » (*). On se dira, la lecture terminée, que rien ne vaut la littérature quand il s'agit d'explorer un passé douloureux et de le mettre à jour. A l'heure où l'on devine qu'une nouvelle bataille mémorielle, officielle et politicienne, va se jouer entre l'Algérie et la France, on se dit qu'il est heureux que des livres puissent encore offrir à la fois un refuge et une main tendue pour comprendre l'autre. (*) Les Années algériennes, Benjamin Stora et Philippe Alfonsi, Bernard Favre, Patrick Pesnot