Mikhaïl Bakhtine (1895-1975) est un historien, sociologue et théoricien russe de la littérature. Concepteur de la théorie du carnaval qu'il expose dans deux des ses principaux ouvrages : l'oeuvre de François Rabelais et la poétique de Dostoievski. Bakhtine précise dans ces oeuvres que malgré le rapprochement qu'on peut faire entre le carnaval et le spectacle théâtrale, «le carnaval n'entre pas dans le domaine de l'art, il se situe aux frontières de celui-ci et de la vie ». (1) Le carnaval a trouvé aujourd'hui sa place dans les domaines les plus divers. Il existe comme loisir pour les enfants et les adultes ou le déguisement en est l'essence. Les psychiatres l'utilisent comme moyen curatif. Nombreux sont les anthropologues, les historiens, les sociologues qui ont étudié ce phénomène. Aujourd'hui, le carnaval sert de symbole de comparaison comme il sert de modèle explicatif, dans un large éventail de domaines : l'art contemporain, la politique, le sport et tant d'autres. La réaction épidermique et brutale des chaînes satellitaires égyptiennes à la suite de la défaite de leur équipe nationale nous a conduits à faire ressortir et analyser une foultitude de comportements observés lors des interminables verbiages organisés par ces chaînes qui cherchaient, à première vue, vouloir pallier d'abord aux fausses assurances et anticipations euphoriques d'avant-match qu'elles avaient prédites, puis, dans un second temps, de réorienter la crédulité béate de leurs téléspectateurs vers un travestissement de la réalité amère de la défaite de leur équipe sur le terrain en usant d'une « carnavalisation » des arguments présentés en ciblant cette fois-ci l'extérieur de l'arène. Pour échafauder sa théorie du carnaval, Mikhael Bakhtine s'appuie sur plusieurs aspects; nous nous limiterons aux plus pertinents d'entre eux et qui nous paraissent traduire les agissements mythomanes et les propos belliqueux des présentateurs égyptiens et leurs intervenants dans ces chaînes de la haine. La première caractéristique du carnaval que Bakhtine décrit dans sa théorie du carnavalesque porte sur le grotesque, il écrit dans l'oeuvre de François Rabelais : « C'est dans le masque que se révèle avec éclat l'essence profonde du grotesque.».(2) Un ensemble de faits et de propos vont alimenter le grotesque de l'atmosphère d'avant-match du Caire, à l'image de la thèse de l'auto-caillassage des footballeurs algériens de leur bus pour démentir les images du guet-apens dressé aux joueurs algériens à leur sortie de l'aéroport. L'imaginaire carnage de supporteurs égyptiens au Soudan annoncé en direct par le personnage controversé Houssam Hassan qui sidéra l'assistance des studios de Abu Dhabi-sport ou l'insolence des intervenants sur les plateaux de ces chaînes les conduisant à exiger carrément des excuses publiques du gouvernement algérien au stade du Caire vont amplifier cette outrance grotesque. Ces montages parodiques sont alimentés par une panoplie d'interventions téléphoniques qui frisent le ridicule. Le summum du grotesque est sans conteste cette contradiction dans les discours tenus. D'un côté, nous sommes conviés à des témoignages apocalyptiques qui décrivent des supporteurs assiégés par des Algériens en fureur et, de l'autre, ce sont les multiples assurances entretenues par les officiels égyptiens sur la bonne santé de leurs concitoyens. Les présentateurs désarçonnés persistent coûte que coûte à entretenir le scénario de la tragédie. Cette hybridité du discours qui consiste à alarmer d'un côté et d'assurer de l'autre est pour le moins que l'on puisse dire extrêmement affligeante. Cette théâtralité poussée va permettre la rentrée progressive sur scènes, des politiques à travers d'abord les déclarations insolentes des héritiers de la dynastie Moubarek puis celle de ministres qui vont frayer ainsi le chemin à l'intervention de leur Président. Ce dernier, sans trancher, va continuer d'entretenir la suspicion, l'ambiguïté et la contradiction dans le ton et le contenu du discours présenté à son parlement. Dans les studios on continuait de s'affubler en s'auto-intronisant et en se pavanant d'appartenir à une civilisation millénaire pour retomber paradoxalement sans retenue dans l'insulte et la calomnie la plus abjecte en direct sur les écrans de télévision. Bakhtine souligne précisément à ce propos dans l'oeuvre de François Rabelais : « le vocabulaire de la place publique accomplit des fonctions rabaissantes » (3). Un autre aspect est soulevé dans sa théorie du carnaval. Il s'agit de la notion de l'inversion carnavalesque qui illustre l'essence même du carnaval et qu'il nomme « le monde à l'envers ». Elle est marquée notamment par la logique des choses à l'envers, illustrée par les commutations du haut et du bas, par les rabaissements, les profanations et par les formes les plus diverses du travestissement. Ce monde second s'édifie comme une parodie du vrai monde. Les obscénités proférées à l'encontre du peuple algérien, l'escalade verbale pernicieuse et vil, les propos grivois et les injures représentent le registre sur lequel se sont appliquées ces chaînes de la haine. Aucune retenue. À tour de rôle, c'est d'abord leur supposée élite qui ouvre le bal, ou plutôt le carnaval du mal, par un discours de bas étage où l'agresseur se prend pour l'agressé puis c'est le peuple qui est invité à vomir sa rage pour laisser ensuite le soin aux politiques de proférer un discours chauviniste des plus primaires qui consiste à boursoufler son égocentrisme dégoulinant de ratages. Le rituel est entretenu à coups de leçons de vertu et de religiosité taillées sur mesure pour la circonstance. Dès lors, les insultes abondent dans les échanges des studios de la décadence transgressant ainsi toute déontologie journalistique. Le langage politique officiel jouxte un registre d'injures, de diatribes et d'obscénités des plus sordides créant alors une situation tragi-comique des plus perfides. Les séances d'automédication à coups de profusion d'insanités et d'accusations adressées à l'Algérie d'avoir volé le trône et la couronne, vont se prolonger pour redoubler d'intensité dans la divagation, le mensonge à outrance et la grogne. Tous ces gesticulations convergeaient vers un objectif bien précis d'abord celui de travestir cette défaite en une victoire morale puis de laver par les turpitudes les plus saugrenues le flagrant et lâche caillassage du bus au Caire. Enfin, tenter de ficeler un dossier incriminant les Algériens de violences au Soudan et aspirer ainsi à faire rejouer le match et offrir en même temps au fils Moubarek, l'opportunité d'une intronisation en douceur. Seulement, ces scénarios se déroulaient à huis clos, les médias arabes et internationaux s'en tiennent à la version officielle, la campagne de dénigrement de ces chaînes va alors porter la diffamation hors de ses frontières. Aucune chaîne satellitaire n'est épargnée, on hurle à la complaisance avec des arguments délétères. Cette inversion carnavalesque des faits va conduire l'Egypte à se donner en spectacle et s'exhiber dans la laideur uniquement dans le but d'obtenir un quelconque aval de l'opinion international. La profanation de nos symboles par une opinion conditionnée va inciter des manifestants fanatiques chauffés à « noir » à attaquer notre ambassade, puis c'est autour des représentants de la justice et du barreau égyptien de rançonner en brûlant l'emblème national. Ardeurs d'une dignité déplacé qu'il fallait exhiber aux Israéliens lors du blocus alimentaire puis du massacre des enfants de Gaza. Ce qui mettra à nu un rabaissement de plus en plus amplifié d'une fraternité déjà empoisonnée. L'incitation implicite à entraîner la réaction de la diplomatie algérienne sur le terrain de la surenchère dans les déclarations inconsidérées ne va pas aboutir. La création de toute pièce de cette crise diplomatique par le pouvoir égyptien n'est qu'une manoeuvre-subterfuge travestie qui consistait aussi à détourner une opinion soumise à un quotidien pénible et à de multiples soubresauts sur le plan local à l'exemple de la grève de pain et les cochons d'Inde. Une autre caractéristique tout aussi illustrative de ce climat malsain, et qui appartient au carnaval tirée de la poétique de Dostoievski se rapporte au rite sacrificiel. Cette forme de punition rituelle qui consiste à accabler de tous les outrages un bouc-émissaire et conjurer par conséquent le sort. Bakhtine écrit : « Le rite sacrificiel tend à une valeur expiatoire et fécondante qui vise un double aspect, celui des liquidations des souillures passées et celui de la création d'un monde nouveau ». [4] Ces chaînes de la discorde vont, à partir des discours haineux de leurs pitres-animateurs ou bouffons-présentateurs qui sont entre autres des symboles du carnaval, faire porter progressivement dans un premier temps le chapeau de la défaite à un premier cercle celui des supporteurs et des joueurs algériens accusés d'avoir instaurer un climat d'hostilités et d'agressivité dans le stade de Khartoum puis à l'extérieur de ces joutes. Il est clair que ce match-barrage décisif était l'occasion rêvée dans l'imaginaire des politiques et du peuple égyptien de redorer ce blason de nation-phare du monde arabe après leurs cuisants déboires sur tous les fronts dans leur politique internationale de compromission. Comme la dramatisation grossière étant un trait du rite carnavalisé, on assiste ensuite à la narration d'épisodes les plus farfelues dans la tentative de donner une assise de crédit aux scénarios concoctés avec de supposées caillassages et matraquages des dociles accompagnateurs de l'équipe égyptienne. Puis c'est au tour de tout un pays et ses symboles d'être l'exutoire propice de ternes auteurs après l'amère raclée reçue sur le terrain. Nul doute que la prise de conscience populaire qui en découlera après cette tragi-comédie sur la déroute des « pharaons » n'augure rien de bon en perspective pour le régime égyptien et son instrumentalisation machiavélique de cet événement sportif. Quelque part, et pour rester dans l'inversion carnavalesque, il faudra être reconnaissant aux Egyptiens et à leurs médias d'avoir provoqué notre fibre patriotique et de réveiller de nouveau en nous cette grandeur fantastique dans la spécifité de l'élan de solidarité qui sera à l'origine d'une véritable réconciliation des Algériens avec eux-mêmes et avec leurs dirigeants. Le questionnement qui s'impose de facto aujourd'hui est à quelle fin le pouvoir politique va canaliser cette dynamique et exploiter ses retombées. Cette onde de choc euphorique qui a déferlé sur le pays dont «nos guerriers du désert» en sont les catalyseurs doit être fécondée en longueur comme en largeur. Quant aux semeurs de haine de ces chaînes, l'histoire les a déjà relégués, à la pelle, dans ses poubelles. L'adage populaire qui dit : « Bien faire et laisser braire » retrouve toute sa dimension dans cette optique. *Universitaire - Saïda 1-BAKHTINE. M. L'Oeuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen-âge et sous la Renaissance, Ed.Gallimard, Paris, 1982. p. 15. 2-Ibid., p.49 3-Ibid., p.25 4- BAKHTINE. M. La poétique de Dostoievski, Ed.Seuil, 1970. p.175