«Je veux faire se rencontrer des mots qui ne se rencontrent jamais. La poésie, c'est quand deux mots se rencontrent pour la première fois.» (Wahiba Khiari) Etre nouvel auteur, c'est se battre contre des préjugés éditoriaux, des attentes de lecteurs, des habitudes d'écrivains mais surtout, la plus grande lutte reste la quête de légitimation et cette nécessité d'un juste retour de lumière sur l'écriture et le talent fouillés par la subjectivité créatrice. Cette lumière peine toujours, trop souvent, à toucher certaines plumes nous le disions pour Mourad Djebel, mais paradoxalement, elle peut aussi ne pas être présente par omission. L'écriture de Wahiba Khiari est touchée par cette omission. Libraire algérienne vivant en Tunisie, elle réussit l'alliage pas si facile d'être à tout à la fois créatrice et participante dans la vie d'un livre : libraire-romancière, elle est dans cet entre-deux, cette béance, créer et faire le devenir d'une création. C'est peut-être pourquoi, son écriture est plus en profondeur dans la réflexion de la création poétique. Nos silences est le premier roman de cette auteure née en 1969, publié cette année par la maison d'éditions tunisienne Elyzad. Il se présente comme un dialogue entre deux « je », deux femmes. La première est professeur d'anglais au lycée qui s'est exilée. Celle-ci semble dialoguer avec la seconde jeune lycéenne enlevée et violée. Tout un jeu de résonance se met en place dans le dialogue initié dans la souffrance semblable et pourtant différente qui unit ces deux personnages, les transformant dans une écriture miroir et reflet. Roman dialogique régi par une polyphonie aphasique, une aphasie aporétique, un mutisme aphonique. Les mots ne sortent pas, ne sortent plus, ne servent plus. Il ne suffit plus de dire ou d'écrire pour démontrer, transcrire, expliquer. Ce roman détonne dans l'écriture algérienne, traitant de la «guerre civile» et plus précisément de l'enlèvement et du viol de jeunes filles, il ne souffre d'aucun effet de pathos outrancier. L'effet poétique de ce roman est dans le pathos pur, la souffrance et la douleur qui ne peuvent s'écrire par aucune image, ni aucun mot : le silence seul pouvant les représenter. La première lecture, erronée, serait de ne voir dans ce roman qu'une énième présentation de la «tragédie algérienne» et de ne prendre compte que des éléments factuels et contextualisant une guerre civile. Ce roman présente la douleur des femmes, la douleur féminine face à la violence, cependant c'est l'âme même de l'inspiration destructrice qui se sert de la violence pour écrire qui est représentée. Ce roman s'éloigne du dramatique auquel nous avaient habitués tant d'écrits. Le dramatique, ici, n'est plus le tragique et sa mise en scène, il est genre. Ce roman est théâtral : nous sommes dans une réelle scénographie et mise en scène des mots. Les personnes sont dans des monologues, rares sont les dialogues. Nous plongeons dans cette lecture dans l'intime de la pensée, dans le pathos du souvenir, dans la souffrance du dire et l'amertume du passé. Ce roman est le récit du murmure, de l'aparté, des silences secrets et intimes : premier amour, première lecture, première fois de cette virginité violée par l'écriture sur la feuille blanche. Cette entrée dans le cœur du souffle est rendue par un travail précis et méticuleux sur la forme. Récit, discours, roman, poétique du silence, poétique du fragment, de la brièveté. Le souffle rendu par les phrases courtes, simples. Le jeu typographique pour démarquer les deux voix qui s'entremêlent malgré cette différenciation visuelle, piège de l'écriture et du récit. Ce roman n'est pas court, il est dans la rapidité de la respiration qui égrène mot après mot, les souvenirs d'une peine, devenant lourd poids sur la plume et la feuille. Ce roman n'est pas simple, il est dans les convulsions du souvenir qui rendent la voix palpitante et le récit confusion. Qui parle ? A Qui ? Toi : le personnage ; Moi: l'écrivain ? Le créateur démiurge, l'auteur et son double, se joue des mots pour répondre aux maux, non d'une société malade de sa religion ou des ses affres violentes, ce roman quitte ces généralisations pour présenter l'intime de la douleur qui se loge au cœur du corps. Le corps dans la somatisation de l'exil devient feuille blanche pour l'écriture des mots dans l'étouffement des maux. Le roman du silence se loge dans les interludes du souffle. Même lorsque l'on ne peut plus parler ou écrire, on est dans le verbe nu et triste de la pensée. On se parle, on se remémore, on se reparle, on se souvient. Toute la trame de ce roman est dans ce « Je » qui parle de « je » qui parle de « toi » qui parle d' « elle ». Kaléidoscopique polyphonie que ce silence. L'écrit se dédouble, il devient miroir et mise en abîme. L'écran du roman comme matérialisation du silence dans l'écriture. Ainsi, le titre lui-même serait dans ce dédoublement. « Nos » fait appel à la collectivité, à l'ensemble. Mais qui est ce Nous ? Le fait de notre mémoire et de notre silence. Ou, « nos » ferait-il appel à cette connivence entre ces deux personnages. Connivence qui tisse le récit tout en perdant le lecteur, toujours dans ces imprécisions énonciatives qui gardent leur mystère, leur silence. Une pensée venant à l'un des personnages réapparaîtra dans les mots de l'autre : l'exil, l'amour, l'enfantement. Tout est dans cet échange muet, toujours dans cette répétitivité, cette reprise, telle un canon musical, dire, redire, se taire, répéter et souffler dans ces reprises qui valsent avec la douceur, sautent avec l'exil, dansent avec les maux sans les nommer tout en les touchant, les palpant. Il ne sert à rien de nommer dans ce roman, on n'a pas de prénom, se présente un surnom, des filiations mais pas de nom, le silence de la connivence suffit. Il s'agit de montrer, de faire advenir pour elle, et de jouer d'une lecture pour nous. Tout cela dans le silence d'une connivence. Nos silences se transmuent dans le silence de l' «horizon d'attente» d'un auteur à son lecteur. Du silence de l'écriture et ses douleurs. Et c'est bien là le coup d'essai de ce premier roman, tendre un piège aux lecteurs, les mener par la page et les mots dans une chorégraphie des plus subtiles. Une graphie qui danse de l'écriture du corps au corps de l'écriture, de la douleur corps aux mots de la douleur, d'un roman à l'exercice difficile pour une première édition d'une réflexion métalangagière sur l'écriture et le silence qu'elle impose. Au-delà d'un roman sur les femmes et le terrorisme c'est avant tout un dialogue étonnant entre un écrivain et son personnage, un réel métalangage discursif d'un écrivain sur son écriture. * Doctorante en Lettres Créatrice et co-coordinatrice de l'Atelier de Recherche du Centre Culturel Algérien à Paris