Le mot «culture» renvoie à l'action de l'homme qui transforme la nature pour en recueillir les produits nécessaires à la conservation de lui-même. La présence de l'homme sur terre est inconcevable sans cet effort indispensable pour travailler la terre et la cultiver, afin de se nourrir. C'est une question de survie. C'est pourquoi le terme latin de cultura est intimement lié à l'agriculture en tant qu'activité technique fondamentale afin que l'homme assouvisse son besoin indépassable de nourriture. Mais cette transformation ne s'arrête pas à la terre. L'homme est un être de culture qui se distingue, en principe, des animaux car il ne fait pas qu'obéir à ses instincts. Tous les besoins fondamentaux de l'homme sont marqués du sceau de la culture qui lui a été inculquée par son éducation. L'homme ne mange pas n'importe comment, ni n'importe quoi. Il ne s'habille pas n'importe comment. Il ne dort pas n'importe comment, etc. A chaque besoin correspond une règle, une norme, des « aadâtes » c'est-à-dire des habitudes acquises à force de répétition par une éducation. Tout homme qui naît dans une communauté donnée, ou dans une société, baigne automatiquement dans une culture. Cette dernière constitue le cadre dans lequel il est éduqué en vue des exigences liées à la vie sociale. L'éducation est le reflet de cet apprentissage des usages, des représentations, des savoir-faire qu'acquiert un individu au sein d'une société. Cette transformation qu'est censée opérer l'éducation pour faire du petit être qui vient au monde un être socialisé doit atteindre une fin : devenir « M'rabi » ou « M'aadeb » comme on dit chez nous. L'éducation réussie est l'une des hautes expressions de la culture entendue en ce sens. Elle permet à l'individu d'acquérir « El akhlak » indispensables à toute vie en société. L'homme bien éduqué n'est pas forcément celui qui fréquente les musées, qui lit ou qui goûte aux grandes manifestations de l'art. Autrement dit, l'érudition est une condition nécessaire de la culture mais pas suffisante. En effet, le « M'rabi » est avant tout quelqu'un qui fait cas des autres. C'est celui qui ne se place pas au dessus des autres, ni au dessus des lois qui valent pour tous. Dans notre tradition, le «m'rabi » et celui qui «yahchem» sont considérés comme équivalents. A contrario le «qualil el adab», le mal éduqué, est celui qui manque du savoir vivre élémentaire comme l'indique cette expression et dont l'éducation a été ratée. C'est l'individu dont le comportement frustre reste du côté de l'animal. Ainsi, acquérir une certaine culture par le biais d'une éducation n'est pas chose aisée. L'éducation, pour différentes raisons, peut échouer. On pourrait avancer qu'une éducation ratée passe à côté de la civilisation. A moins de soutenir que l'éducation n'a pour but que de nous aider à survivre dans un environnement hostile, à quoi bon nous échiner à élever nos enfants, sinon comme l'affirme Ibn Khaldoun pour les faire évoluer vers une « hadara » ? N'est-ce pas alors admettre que la culture ne peut être dissociée d'une forme de civilisation ? Faut-il pour autant identifier culture et civilisation ? Rien de moins sûr car la civilisation est autrement plus problématique. Il n'y a pas dans le monde une culture mais des cultures. Des peuples sur des aires géographiques déterminées possèdent des cultures différentes. On pourrait poser idéalement, ou naïvement, que chaque culture vit repliée sur elle-même, indifférente aux autres cultures qui l'environnent. Or, aucune culture au monde ne vit dans une solitude absolue. Dans les faits, les cultures sont en contact les unes avec les autres, surtout quand elles vivent dans une certaine proximité géographique. Elles s'influencent mutuellement. La preuve: la langue qui est l'objet culturel par excellence. Parler une langue c'est appartenir à une culture. Or, il n'existe pas de langue pure. Toute langue charrie avec elle son histoire et les influences qu'elle a subies. Parmi les dialectes parlés en Algérie, l'Oranais, par exemple, est représentatif de ces influences. C'est un mélange particulier d'arabe, de français, d'espagnol, sans oublier le turc. De même, dans le castillan et dans le français, d'une manière générale, on retrouve nombre de mots qui sont d'origine arabe. Mais les cultures ne font pas que s'influencer linguistiquement. Elles peuvent aussi être tentées par l'affrontement, au nom de la civilisation. En effet, quand une culture se hisse à un certain niveau de développement (religieux, scientifique, etc..), elle peut être amenée à justifier sa domination en se présentant comme le modèle de la culture par excellence, c'est-à-dire une civilisation, que les cultures voisines se doivent d'imiter et donc de s'y plier. Sans généraliser, on peut dire qu'à chaque fois qu'un peuple envahit un autre c'est sous le prétexte (comme nous l'avons vécu avec la colonisation française) d'apporter la civilisation aux peuples colonisés, qui sont considérés de facto comme inférieurs. Souvent, on se garde bien de donner quoi que ce soit à ces peuples, et l'on se contente la plupart du temps de maintenir dans un état de sujétion, afin de pouvoir les exploiter économiquement. Les Grecs, au nom de la supériorité de leur civilisation, considéraient les esclaves comme des sous hommes désignés naturellement à la sujétion. En principe, la civilisation s'oppose à la barbarie et à la sauvagerie. Or, l'invasion au nom de la civilisation n'est pas toujours la manifestation d'un comportement civilisé. Le soldat américain qui torture le prisonnier irakien à Abou Graïb n'est qu'un barbare qui s'ignore et qui n'est pas en mesure de prendre conscience de son propre état. Il n'en a pas les moyens. Cela peut être le cas de tout un peuple. Hitler a mené l'Allemagne au désastre alors que c'était la patrie de Goethe, de Beethoven et de tant d'autres esprits brillants. Autrement-dit, la civilisation entendue au sens d'une haute culture qui dominerait toutes les autres peut être l'envers de la barbarie déguisée sous des formes sophistiquées. Nous aboutissons finalement à ce constat un peu paradoxal : la civilisation ne prémunit pas toujours contre la barbarie, malgré la supériorité de la culture dont elle se réclame. Cependant, si l'on accepte que la culture soit ce processus qui arrache l'homme à la nature, on peut l'identifier à la notion même de progrès. En effet, les premières sociétés humaines ont dû résoudre un ensemble de problèmes pratiques afin de satisfaire leurs besoins fondamentaux. Cela dit, les sociétés à un moment de leur histoire arrivent à un certain point de la maîtrise de leur environnement. Elles atteignent un équilibre qui permet à ces sociétés de vivre dans un relatif confort et qui se transforme en une tradition. Cette dernière devient un héritage qui est transmis de génération à génération. Il s'agit de toute l'expérience accumulée par les anciens et censée résoudre tous les problèmes de la communauté à tous les niveaux de l'existence (religion, morale, politique, technique ). Cela signifie aussi que le niveau de culture atteint grâce à la tradition est suffisant pour qu'il n'y ait pas lieu d'inventer autre chose. Après cela, pour que la communauté se préserve, il lui suffit de ne pas sortir de la tradition et de lui rester fidèle en l'appliquant à la lettre. L'éducation consistant, dans ce contexte, à s'assurer de la transmission de l'héritage. C'est ainsi que des cultures traditionnelles cherchent à se protéger des méfaits de la modernité. Pensons, aux Papous, ou aux Inuits dont les traditions ont bien du mal à résister face au progrès. Pourtant, si la civilisation arabe de Bagdad à Cordoue a été dominante à un moment de son histoire et qu'elle était considérée comme supérieure aux autres cultures, c'est surtout parce qu'elle était innovante dans des domaines aussi variés que : la littérature, la poésie, la calligraphie, l'architecture, les mathématiques, l'astronomie, la médecine, la physique et la chimie, ainsi que la philosophie. Des noms comme : Al Khwarizmi, O. Khayyam, Ibn Sinà, Al Jazari, Al Razi, Al Kindi, Al-Ghazali, Ibn Rushd et bien d'autres encore, ont porté haut l'étendard de cette civilisation dont nous sommes si fiers. Si la civilisation arabe a été telle c'est parce qu'à un moment de l'histoire elle était la seule à incarner le progrès dans cette région du monde qu'est la méditerranée, c'est-à-dire la modernité d'alors. Ce n'est plus le cas aujourd'hui. L'innovation est ailleurs. Bien sûr, il peut y avoir une position médiane, qui effectuerait la synthèse entre tradition et progrès mais il n'est pas sûr que la maîtrise soit aisée. Le progrès en bouleversant une partie de l'ordre traditionnel apporte forcément une transformation dont on ne peut mesurer les effets, puisque par définition ce mouvement est ouvert sur l'avenir. Or, ce temps là nous est inconnu. On ne sait pas ce qu'il nous réserve, là où la tradition nous assure que ce qui a été perdurera. De plus, faire appel au progrès c'est, implicitement, reconnaître que la tradition à elle seule ne suffit plus pour régler les problèmes que rencontre une communauté, ou une société. Cela signifie, que la tradition ne peut plus régir tous les aspects de la vie sociale et donc que son autorité est, plus ou moins, remise en cause. Le progrès est donc un mouvement inhérent à une culture, ou une civilisation, et qui peut se nommer modernité. A l'heure actuelle, cette dernière semble avoir pris les formes de ce phénomène complexe qu'est la mondialisation, qui est en train de chambouler toutes les cultures traditionnelles du monde avec, plus ou moins, d'intensité. Si les invasions, au nom d'une certaine civilisation, sont encore d'actualité (on pense à l'Irak, à l'Afghanistan, etc..) un événement inédit se profile à l'horizon. Pour la première fois de son histoire l'humanité est sous l'emprise d'une (faut-il l'appeler civilisation ?) culture mondiale qui écrase tout sur son passage à travers le consumérisme. L'Occident lui-même en est victime, même s'il en est à l'origine. Cette culture d'un genre nouveau et de type essentiellement économique met l'accent sur ce nouvel homme qu'est le consommateur. Cet être égoïste, qui ne chercherait que la satisfaction de ses désirs personnels, indifférent à autrui. L'homo economicus n'aurait que les besoins que l'industrie marchande lui crée. La dernière voiture, le dernier portable, le dernier n'importe quoi pourvu que ce soit le dernier afin de toujours rester dans la grande course à l'accumulation. Cette nouvelle culture adossée à de nouvelles valeurs pose le problème de l'éducation. En vue de quoi doit-on éduquer les enfants ? Quelles valeurs leur inculquer ? Et ces valeurs peuvent-elles contrer celles de la consommation ? La question se pose d'autant plus dans le domaine de l'instruction. Cultiver un individu, c'est l'éduquer, c'est aussi l'instruire. Or, nul besoin d'être exigeant sur le niveau de l'instruction pour former un consommateur. La consommation semble se marier parfaitement avec cette forme d'ignorance, que l'on pourrait nommer absence d'esprit critique. Dans ce contexte, à quoi bon cultiver par l'instruction des individus voués à la consommation pour faire tourner la machine économique ? Un petit viatique intellectuel suffirait : savoir compter un peu (et encore il y a des machines qui peuvent le faire à notre place.) savoir déchiffrer quelques textes faciles (lesquels ?), quant à l'écriture on pourrait s'en passer (écrire quoi et à qui ?). Dans les sociétés occidentales, on s'alarme de plus en plus de la baisse du niveau de l'instruction des jeunes qui ont du mal à se concentrer, à apprendre, préoccupés qu'ils sont par les messages qu'ils reçoivent sur leurs portables, plus que par les mathématiques, ou l'histoire Ils s'ennuient vite et recherchent en permanence la distraction que leur offre la société de consommation. Il n'est pas sûr que nous soyons dans une meilleure posture chez nous. Aussi, face à ce défi inédit, sommes nous réellement armés ? Là où ni le repli sur soi, ni le déni de soi ne sont une solution. Bien au contraire, nous sommes plus riches que d'autres peuples à travers notre propre histoire. Cependant, est-ce suffisant pour ne pas réduire nos enfants (c'est-à-dire la société de demain) à n'être que des consommateurs ? C'est bien cette voie difficile que nous devons tracer pour l'éducation des générations à venir entre tradition et modernité et leur offrir une véritable culture dans tous les domaines.