A Haïti, l'humanitaire et le stratégique se côtoient. Et quand les Etats-Unis apportent une aide massive à ce pays meurtri, ils investissent aussi pour leur propre sécurité. Les Etats-Unis ont littéralement pris possession de Haïti, au lendemain du terrible tremblement de terre qui a ravagé ce pays, l'un des plus pauvres au monde. Dans un formidable déploiement de puissance, dix mille soldats américains se sont déployés dans et autour de l'île, avec leurs avions, leurs hélicoptères, leurs véhicules, leur logistique et leurs gadgets. Malgré la gêne que cette accaparation de l'île a suscitée, peu de voix se sont élevées pour critiquer la démarche américaine. Pour une raison très simple : le drame a suscité une telle émotion, dans un pays si dépourvu de tout moyen d'intervention, que la logistique américaine paraissait la seule en mesure d'assurer une certaine efficacité. Le séisme a en effet provoqué près de 150.000 morts, probablement plus, et littéralement rasé une partie d'un pays totalement démuni : les Haïtiens n'étaient même pas en mesure de ramasser et d'enterrer leurs morts. Les cadavres jonchaient les rues, plusieurs jours après le drame, et les forces de l'ONU, qui ont enregistré près de 70 victimes dans leurs rangs, semblaient-elles aussi très dépourvues face à l'ampleur des dégâts. D'autant plus que l'Etat haïtien, déjà faible, semblait sur le point de s'écrouler. Ce qui faisait craindre le pire, avec notamment de premières scènes de pillage, ainsi que le règne de bandes plus ou moins organisées, qui risquaient d'étendre leur influence, et peut-être même de prendre le contrôle du pays. Le déploiement américain a ainsi provoqué des sentiments ambigus. Bien que personne ne pouvait l'avouer publiquement, la plupart des pays du monde ont accueilli avec soulagement l'engagement américain. D'une part parce que le drame avait suscité une vraie émotion au sein des opinions publiques. D'autre part, parce que tout e monde se rendait compte que l'ampleur du drame était telle que seule une hyperpuissance serait en mesure d'en atténuer l'impact. Enfin, raison moins avouable, beaucoup pouvaient se sentir dispensés d'intervenir, du moment que les Américains avaient décidé de s'occuper de ce dossier. Barak Obama a parfaitement utilisé cette attente internationale. Il a répondu présent, dans une opération de charme, certes coûteuse, mais très bénéfique, à la fois pour l'image et pour l'intérêt des Etats-Unis. En termes d'image, les soldats américains déployés à Haïti vont occuper le terrain pour faciliter le travail humanitaire et de construction, mais ils vont aussi attirer les caméras, pour faire oublier ce que font d'autres soldats américains ailleurs, en Irak et en Afghanistan par exemple. Les images de télévision montrant des GI distribuant des rations de vivres à des enfants, ou soignant des blessés à bord d'hôpitaux de campagne, méritent bien le prix de cet énorme déploiement. Mais l'intervention américaine n'était pas dictée par des seuls impératifs humanitaires. Certes, on peut faire preuve de complaisance, et croire sur parole certains propagandistes, selon lesquels les Etats-Unis veulent donner à Haïti une chance de décoller après ce séisme. On peut même admettre que l'Amérique a été saisie d'une vraie émotion, et que Barak Obama a délibérément fait ce choix de la solidarité avec un pays pauvre. Mais ceci ne peut occulter la réalité politique. En se déployant massivement à Haïti, les Etats-Unis visaient plusieurs objectifs. D'abord, frapper un grand coup, et frapper en même temps les esprits, en rappelant que seuls les Etats-Unis restent capables de mener des actions d'une certaine envergure. Ensuite, les Américains ont clairement signifié à tout le monde qu'ils restent maîtres dans leur pré-carré. Ils s'en occupent, y compris dans les drames. La symbolique est forte, et elle porte : pour une fois, les Etats-Unis ne s'occupent pas d'un petit voisin pour l'envahir ou y organiser un coup d'état, mais pour l'aider. Mais la principale crainte américaine concernant Haïti est de voir l'Etat haïtien s'écrouler, et rejoindre la liste inquiétante des états en faillite (failed state). Les experts américains de la sécurité estiment en effet que l'effondrement éventuel de l'Etat en Haïti constituerait une menace très grave pour les Etats-Unis. Que Haïti devienne un repaire de bandes criminelles, de trafiquants de drogue ou un sanctuaire d'organisations politiques radicales ou «terroristes», paraît inacceptable pour les Etats-Unis. C'est la nécessite de contrer cette menace qui explique l'ampleur de l'engagement américain. En ce sens, l'action des Etats-Unis à Haïti est un investissement pour la sécurité américaine sur le long terme. Avec peut-être aussi une volonté d'expérimenter de nouvelles méthodes de domination, basées sur l'humanitaire et la séduction, méthodes qui pourraient se révéler plus payantes que la force brutale. Haïti offre un terrain idéal pour cette expérimentation. Et si l'expérience réussit, elle sera élargie à d'autres contrées, pour faire face à cette hantise américaine : l'existence de vastes territoires non contrôlés, favorables à l'émergence de menaces non étatiques. Ces espaces hors contrôle sont devenus la première préoccupation américaine en matière de sécurité. Les méthodes utilisées jusque-là pour les gérer ont échoué, ce qui laisse entrevoir une nouvelle démarche ont échoué. Haïti en sera le premier laboratoire.