Le dernier week-end de chaque mois, il reçoit la visite de son ami journaliste dans un quotidien national à grand tirage, avec lequel il aime engager le débat sur des sujets de l'heure. Le jeune homme, très informé de par sa profession mais aussi très documenté et lecteur avide des analyses et commentaires politiques, sait lui apporter la contradiction et l'éclairer, avec tact, sur l'actualité. Il aime tenir avec lui cet échange, vif et bien enlevé, que permet une curiosité objective et l'effort accompli pour réunir les avis, les examiner, les confronter et en tirer des conclusions sur toute question d'intérêt commun. Il lit assidûment tous ses papiers et note les points d'accord et de désaccord pour alimenter leurs discussions à chaque rencontre. Il a apprécié sa récente position sur la démocratie dans les pays arabes et surtout la façon, très subtile, de mettre en évidence les contradictions qui les empêchent de se joindre à la marche du monde. Les pays arabes se réclament d'une longue Histoire et d'un combat séculaire pour la liberté et l'émancipation. Mais, dès qu'il s'agit de la construction démocratique, ils deviennent subitement jeunes et fragiles. Il a soutenu, avec mesure, qu'il n'y a pas lieu de tolérer l'autoritarisme sous prétexte de priorité économique. D'autant plus que la réalité quotidienne a prouvé que les régimes autoritaires ne sont pas un rempart contre l'extrémisme, au contraire, ils font son lit par l'iniquité de leurs postures et finissent par développer un véritable fondamentalisme de l'Etat. Peu à peu, le formalisme procédural s'installe en lieu et place du contenu politique de la démocratie et les mécanismes des élections en chassent l'esprit comme, dans la loi de Gresham, la mauvaise monnaie chasse la bonne. Faute de s'inscrire dans l'histoire de leur pays par la voie de la légitimité, les dirigeants tentent de confier le souvenir de leur passage à des réalisations «grandioses». Des programmes «colossaux» sont alors mal engagés, confiés à des responsables sans imagination, contrariés par des querelles de compétence et déviés par des procédures inextricables. Les projets divorcent avec l'ambition de leur annonce et se consument dans l'aumône des avenants et la misère des replâtrages. Au cours de leur longue et cahoteuse réalisation, ils contribuent à l'enrichissement de nombreux intervenants. Des gouvernances commencent en fanfare, puis traînent sous la petite mélodie d'un solitaire pipeau. Et le temps glisse sur des sociétés rendues imperméables au changement. Il a cependant un pincement au cœur, son ami a la plume un peu incisive et ne semble instruire qu'à charge : il suffit d'ailleurs de faire une petite comparaison avec des pays amis qui sont loin de connaître notre «aisance» quotidienne. L'un d'eux connaît encore le carnet l'alimentation qui assure à chaque citoyen et par mois 3,5 kg de riz, 500 g de poulet, 500 g de poissons, 25 cl d'huile, neuf œufs, un savon et un tube de dentifrice. Mais ce parallèle ne convient absolument pas au journaliste qui lui fait remarquer que cela est justement l'exemple même de l'inconséquence humaine. Ce pays, avec lequel la nature a été très généreuse, est la preuve vivante que le destin d'une terre dépend des hommes qui l'occupent. Le pouvoir est le moteur de la société, il est indispensable mais il faut veiller à ce qu'il demeure au service de l'intérêt général et éviter que les mécanismes de décision ne soient confisqués par quelques-uns. Il est difficile, sinon impossible, d'engager la société dans la prise en charge des problèmes qui font toute la matière de l'espace public sans poser la question de la légitimité représentative, d'une part, et se départir de la démagogie et de l'instrumentation, d'autre part. Il ne s'agit pas de faire le bonheur des citoyens malgré eux, mais de donner à chaque citoyen les moyens de conquérir sa part de bonheur. Pour cette raison la mobilisation des moyens, aussi importants soient-ils, ne suffit pas. Les valeurs essentielles qui cimentent la société sont la légitimité, la justice et la compétence, quand elles sont ignorées la société se disloque et d'autres formes d'appartenance communautaire voient le jour. Elles peuvent être religieuses, linguistiques, régionales ou même mafieuses. L'objectif n'est plus politique il est tout simplement de s'assurer une part de la rente nationale. Il est certainement difficile de récuser les affirmations de son ami, mais celui-ci est-il tout à fait dans son rôle ? A deux ans du demi-siècle d'indépendance, il ne peut continuer à privilégier l'analyse théorique et même idéologique sur les faits. Si la démarche politique est discutable, les réalisations sont là, nombreuses et importantes. Dans tous les domaines des progrès ont été faits. Des écoles, des universités, des routes, des barrages, des logements ont changé le paysage du pays et transformé son mode de vie. Cette réalité ne peut être occultée et doit donner lieu à un bilan sérieux et objectif qui évalue les efforts des uns et des autres, distingue le bon grain de l'ivraie et situe toutes les responsabilités. Des dotations naturelles et un territoire ont été prospectés, aménagés et utilisés. Qu'en est-il de leur exploitation ? Le journaliste trouve ses remarques très opportunes et lui apprend qu'il réunit actuellement les données à un tel travail et qu'il souhaite lui faire lire un premier texte : «La plaine de Metidjah, dont la partie est touche à la ville, est probablement une des plus belles étendues de terrain qui existent sur notre globe, à la considérer sous le rapport de sa température, de sa fertilité et de sa position. Elle occupe une surface d'environ trois cent trente lieues carrées. Une foule de sources et plusieurs ruisseaux qui descendent des montagnes environnantes, l'arrosent de leurs eaux ; et relativement à son étendue il n'y a pas de contrée qui pût nourrir une population aussi nombreuse. Si ce malheureux pays pouvait, par l'enchaînement des choses, jouir encore une fois des bienfaits de la civilisation, Alger, aidé des seules ressources de la plaine de Métidjah, deviendrait une des villes les plus opulentes des côtes de la Méditerranée. Mais l'action silencieuse du despotisme barbare de son gouvernement ne laisse à sa surface que le désert, la stérilité et la solitude». La dernière phrase le fit sursauter, il ne reconnaît pas son ami dans ses propos violents et injustifiés, il lui en fait tout de suite la remarque avec un regard bien plus réprobateur que ses paroles. Le journaliste jouit, manifestement, de le voir réagir ainsi et avec un large sourire, il lui précise qu'il n'a jamais prétendu être l'auteur du texte qu'il lui a fait lire. Ce texte est extrait d'un ouvrage publié sous le titre «Esquisse de l'Etat d'Alger» en 1826 à Boston par William SHALER, à cette époque Consul général des Etats-Unis à Alger. Traduit par M. X. BIANCHI, Secrétaire-interprète du Roi, il a été édité en langue française à Paris en 1830.