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A qui le tour ?
Publié dans Le Quotidien d'Oran le 21 - 07 - 2010

Grand, élancé, les cheveux blancs et encore fournis, il entame avec élégance ses soixante printemps. Ses collègues l'admirent, ils sont impressionnés par son calme, sa prestance et la sérénité avec laquelle il boucle les affaires qui lui incombent dans l'exercice de ses fonctions. Ses supérieurs sont satisfaits et le donnent souvent en exemple.
Les «usagers» de l'Institution sont confiants et respectent ses «sentences» ; bien que, de temps à autre, des yeux mouillés par des larmes contenues, semblent lui adresser, en silence, une douloureuse incompréhension.
Mais sa notoriété n'a jamais permis au doute de se muer en reproche. Quand il traverse la salle des pas perdus du bâtiment, les plus hardis le saluent avec déférence mais la plupart des présents se contentent de l'accompagner d'un regard qui exprime plus éloquemment leur respect que la parole.
Son train de vie, très supérieur à la moyenne de ses collègues ne se signale, toutefois, par aucune excentricité.
La grande et belle maison de pierres qu'il occupe, passe aisément, au regard de l'impact de sa fonction sur la vie des tiers. L'aisance matérielle dans laquelle évoluent son épouse et ses enfants ne soulève aucune interrogation. Dans une société où le niveau de vie des clandestins du commerce et des affaires a dépassé l'exubérance, plus rien n'éveille le soupçon.
Pourtant, des dénonciations insistantes espèrent ébrécher, un jour, cette belle quiétude. Les assauts se multiplient contre une unanimité mécanique qui cache une hideuse réalité.
Leur fréquence et la diversité de leurs sources finissent par ébranler les dernières certitudes. Le cadre admirable et admiré succombe t-il lui aussi à la facilité du bien mal acquis ?
Le Chef de l'Institution est invité par sa hiérarchie à éclaircir une situation qui commence à agacer en haut lieu.
Le Chef décide, alors, d'ouvrir une information interne et fixe une date pour entendre celui qui demeure à ses yeux un «pilier» respectable de l'Institution. Les ordres sont les ordres.
En recevant la convocation, pour la première fois dans sa carrière, le « calomnié» est désarçonné. Son port n'est plus aussi altier, ses pas résonnent moins sur le marbre des couloirs. Ses déplacements se font plus rares et plus furtifs. Il évite les regards qui ne sont pas toujours interrogateurs ; certains veulent, même, lui faire sentir leur sympathie.
A l'exception des rares collègues qui jubilent de trouver matière à nourrir une ancienne jalousie, le corps professionnel est majoritairement à ses côtés.
Le soutien est une posture indiscutable par conviction ou par esprit de corps.
Il n'est pas question d'admettre la moindre lézarde dans la carapace de la corporation. Elle peut ouvrir la voie à un désordre inacceptable. La bonne marche de la société ne saurait souffrir une perturbation, même à raison. Si faute il y'a, çà ne peut être qu'une «erreur», un errement isolé, une exception sans conséquence sur la règle institutionnelle.
Cependant , l'ambiance a beau lui être favorable, il n'arrive pas à maitriser ses nerfs.
Il perd facilement son calme et réplique sèchement à toute question. Il suspecte la malveillance dans le plus anodin des propos. Il n'arrive plus à se concentrer sur ses dossiers comme avant et prend d'énormes retards. Il commence à irriter ses collaborateurs et inquiète ses supérieurs.
Chez lui l'atmosphère est lourde, il ne sourit plus à ses enfants, rabroue à tout bout de champ son épouse. Il expédie ses dîners en famille, se retire plus tôt dans sa chambre et ne traîne plus à la maison, au réveil. Il est sur le point de perdre le contrôle de sa vie et d'aller soulager sa conscience en avouant tout à son chef, quand sa femme, pressentant l'orage, le met en garde contre tout faux pas. Il n'a pas le droit d'entraîner dans sa chute, sa progéniture. Pour eux, pour elle il doit résister.Elle lui propose l'aide d'une femme de sa connaissance qui a œuvré à la solution de problèmes bien plus épineux. Sa compétence est plus qu'éprouvée. Elle a toujours une combine pour sortir ses «clients» du pétrin. La dame en question, reçue avec les égards qu'impose l'espoir mis dans sa «science» est rapidement mise au courant des faits et des attentes du couple.
Après un bref silence, la conseillère des causes perdues expose le plan qu'elle a échafaudé depuis qu'elle a pris connaissance du cas. De par sa «vocation» , elle reçoit les informations bien avant le commun des mortels.
Dès le lendemain le plan est mis à exécution. Il faut neutraliser le Chef en le mettant dans une situation délicate. Un agent de «l'experte» fait le guet dans la rue où réside le Chef de l'Institution et dès que celui-ci quitte son domicile, le guetteur s'y rend, avec de précieux présents déjà en sa possession. Il les livre à la femme du Chef lui laissant entendre que la livraison se fait avec l'assentiment de son époux. L'opération se répète quatre ou cinq fois durant les jours qui précédent la date de l'audition.
Mais l'ultime fois, la livraison est de taille, une rivière de pierres précieuses, tellement éblouissante que la maîtresse de maison ne résiste pas à la tentation de la mettre autour du cou pour accueillir son mari, à son retour du travail.
Son compagnon, loin d'être charmé, est surpris et l'interroge sur la provenance du bijou. Il apprend, à son grand étonnement, que c'est le dernier colis livré après les tapis et l'argenterie et que toute la famille apprécie son intérêt soudain pour le renouvellement des équipements de la maison.
Pressentant le coup fourré il se tait se promettant de s'occuper de cette étrange affaire aussitôt bouclée l'audition qu'il doit mener le lendemain.
Le jour fatidique, le «soupçonné» se présente à son supérieur léger et rassuré. Et, avant même que le supérieur ne pose sa première question il prend la parole : «Je vais vous éviter toute perte de temps en reconnaissant, tout de suite, que la faute qui m'est reprochée est tout à fait établie. Mais je tiens à préciser que j'en suis à la fois coupable et victime, car tout s'est déroulé à mon insu. J'ai tout simplement manqué de vigilance comme vous d'ailleurs». Le Chef sursaute et manquant s'étrangler, s'écrie «comment moi ?».
Son interlocuteur lui tend le combiné du téléphone et lui suggère de poser la question, plutôt, à son épouse.
Faisant tout de suite le lien avec les fameuses livraisons, il repousse le téléphone, referme le dossier ouvert devant lui et fait signe au «convoqué» de quitter les lieux. Il y'a non lieu.


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