Salah est arrivé dans la capitale il y a maintenant une vingtaine d'années. Il a rejoint un oncle éloigné qui y vit depuis un demi-siècle et y possède une échoppe de coiffeur que lui a gracieusement léguée son défunt patron. Il espérait faire son chemin à l'exemple de son parent, apprendre un métier, faire des économies et retourner dans son village natal pour construire son nid et offrir une vie stable à sa jeune épouse et sa toute petite fille. Il a été marié très jeune par un père possessif et autoritaire qui disparut très tôt, le laissant face à une très lourde responsabilité, sans moyen. Vingt ans après, il a hérité à son tour des lieux, il vit encore dans la même précarité entre l'étroite échoppe où il officie le jour et la soupente où il a installé un lit de fortune pour la nuit. Il a appris le métier et s'est bien intégré dans ce quartier de la capitale dans lequel il pensait pourtant s'être établi très provisoirement. Un quartier huppé auquel la modicité de ses moyens l'a durablement attaché, aussi étrange que cela puisse paraître. Jour après jour, année après année, il attend de réunir le pactole pour lequel il a quitté son patelin et s'est privé de sa petite famille. Mais son exil dure depuis si longtemps qu'il est devenu le principal obstacle à son retour. Que dire à ceux qui ont accepté le sacrifice de la séparation en espérant l'aisance matérielle qui panse les blessures et aide à oublier ? Comment avouer que, durant tout ce temps, il a manqué de courage pour rebrousser chemin et repartir en quête d'une autre voie ? Comment expliquer aux siens qu'il a cédé à la torpeur d'une illusion qui se nourrit de sa naturelle inclination au rêve et à la paresse ? Aujourd'hui, il est trop tard, le métier qu'il a choisi ne nourrit plus son homme. Pis encore, sa profession est en réelle difficulté dans la capitale et n'a aucune perspective dans son bourg natal. Alors, il se contente de vivoter en envoyant la quasi-totalité de ses maigres recettes à sa famille, il ne se déplace plus qu'une fois par mois pour épargner les frais de voyage. Par les temps qui courent, chacun économise comme il peut et sur les dépenses qui, pour lui, sont les moins prioritaires. Ses clients espacent de plus en plus leurs rendez-vous avec lui. Ils épargnent eux aussi sur leur apparence physique ce qu'ils ne peuvent différer en dépenses de nourriture, de logement et de soins. Il est persuadé que l'évolution du chiffre d'affaires moyen de sa profession est l'indicateur le plus crédible du niveau de vie de la société. La dépense consentie à sa prestation constitue l'utilité marginale d'un pouvoir d'achat en régression. Il est même étonné qu'aucun économiste n'y ait pensé. Depuis vingt ans, il ne se rend chez lui que le deuxième jour de l'Aïd. Le premier, il est contraint de le passer dans la capitale, puisqu'il travaille jusqu'au petit matin. C'est son meilleur jour, en termes de rentabilité, de toute l'année. En ce vingtième « premier » jour de l'Aïd, comme à son habitude, il est adossé à un pilier au beau milieu de la mosquée, absorbé par le sermon de l'Imam qui adresse des adieux poignants à un mois aux vertus incommensurables. L'assistance a vite fait de réfréner sa joie face aux bienfaits du mois échu, si savamment énumérés par un Imam en verve. Face à des impétrants satisfaits de leur performance, l'Imam égrène, d'une voix ferme et convaincue, toutes les belles qualités qui sommeillent en chaque homme et que cette période d'épreuves physiques et morales permet de révéler : la résistance héroïque à la tentation, la soudaine vigueur d'une solidarité agissante, une ferveur qui compense en intensité sa timidité des autres saisons Mais les fidèles, bercés par les belles paroles de l'homme de religion, lâchent les brides de leur imagination. Ils sont vite envahis par des souvenirs moins spirituels, un moment voilés par la fête et renouent avec l'ambiance ambrée, parfumée, haute en couleurs dans laquelle ils évoluaient hier encore. Chacun revit ses virées nonchalantes, les narines à l'air, à travers les rues chargées de parfums lourds d'une cuisine appliquée. Chacun se remémore les succulents fins d'après-midi où les neurones s'imprégnaient des effluves exquis et des fumets enivrants. Chacun se revoit humant la vie avec gourmandise. Les plaisirs culinaires sont certainement la faiblesse la plus partagée. Une faiblesse à laquelle il a cédé, lui aussi, mais avec grand avantage. Grace à la générosité des voisins, pendant tout un mois, il ne s'est fait aucun souci pour sa subsistance journalière. Il peut même prétendre être le plus choyé. Celui qui a goûté à toutes les cuisines, des plus modestes aux plus aisées, qui s'est délecté de toutes les saveurs, qui a profité de bien des secrets culinaires et de surprenants savoir-faire des femmes de notre pays.. Cette bénédiction temporaire lui a permis aussi de ne faire aucun prélèvement sur sa recette du mois et de l'envoyer intégralement à sa famille. Son couvert était assuré et bien assuré, durant tout un mois, il n'avait que l'embarras du choix. Alors oui ! ce mois est béni, pour lui, et il a toutes les raisons de le pleurer. Subrepticement, des larmes échappent à ses yeux embués et ruissellent sur ses joues, recueillies par une barbe naissante. Plongé dans sa tristesse, il croit entendre les reniflements typiques de quelqu'un qui sanglote à ses côtés. Son voisin de prière, qu'il découvre, éploré, est aussi son voisin de quartier. Commerçant de son état, il tient la plus importante boucherie du quartier et peut-être même de toute la circonscription. Mais cet homme effondré ne s'est jamais fait connaître par sa générosité ni même par un comportement commercial acceptable. Rude avec ses employés, il ne met aucune bienveillance dans son rapport au client. Il pratique les prix les plus élevés de la profession et n'accorde aucune concession sur le poids qu'indiquent ses machines douteuses. Pourquoi pleure-il ? La recette du mois a dû dépasser toutes ses espérances. Le volume d'activité l'a exténué et a épuisé ses aides. Les profits qu'aucune libéralité n'est venue grever ont certainement été considérables. Il n'a probablement rien à craindre d'un « fisc » qui n'a pas encore réussi à soigner une cécité congénitale. Que pleure-t-il donc ? Déplore-t-il le répit accordé aux sursitaires d'une coutume dépensière ? Il est difficile de croire que l'exorde émollient du sermon puisse ébranler un cœur jusqu'alors insensible à la misère des autres. Quelle est donc la réalité des hommes lorsqu'ils ne sont pas en représentation ? L'Imam devrait penser à ajouter aux miracles de ce mois son pouvoir de faire communier le riche et le pauvre dans les mêmes larmes mais pas pour les mêmes raisons.