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Les dents de l'amour
Publié dans Le Quotidien d'Oran le 30 - 09 - 2010

Dieu donne de la viande à ceux qui sont dépourvus de dents.Proverbe algérien
J'ai entendu dire qu'un homme nommé Benhchichate Kacem n'avait pas cessé, durant quarante cinq jours, de verser des torrents de larmes sur la couscoussière en bois que sa maman lui avait légué en héritage deux heures avant que son âme ne foute le camp pour toujours, dégoutée par un corps que la vieillesse et les maladies avaient transformé en une viande spongieuse grouillante de microbes malodorants. Inconsolable, le cœur comme malaxé par les pattes d'un gorille, les os déboîtés par de violents sanglots entrecoupés de plaintes à fondre la pierre, à faire chialer un bulldozer, il poussait, en couvrant l'ustensile de baisers enflammés, le même appel poignant qui déchiquetait le foie de son épouse et de ses enfants : «Maman ! Maman chérie ! Pourquoi m'as-tu abandonné ? Qui prendra soin maintenant de ton bébé ? Qui me donnera raison ? Qui me grattera la tête ? Qui me nettoiera les oreilles ? Où vais-je trouver l'odeur sainte et enivrante que dégageait ta chair bénie ? Maman, ta voix me manque ! Qui me racontera comment tu m'as sevré à l'âge de cinq ans ! Maman, pourquoi es-tu partie alors que ton bébé a encore besoin de toi ? Maman, où es-tu ? Que fais-tu dans le Paradis ?»
À la fois emmerdée et déchirée par ce chagrin qui liquéfiait son époux, le quarante-sixième jour à quinze heures exactement, Dalila Bent Djelloul décida de mettre un terme à cette souffrance beuglarde. Pour dire la vérité, elle craignait surtout de voir un jour son mari se métamorphoser en une pâte coulante. Déjà qu'il n'était pas bien fameux avant que sa maman ne crève, manquant de vigueur et de persévérance, elle tremblait à l'idée qu'elle pourrait un jour perdre le maigre et fade plaisir qu'elle lui arrachait de temps à autre.
Ce jour-là donc, d'une voix douce et compatissante, elle lui adressa ces paroles : «Kacem, pourquoi dis-tu des choses qui me griffent le cœur ? Certes, Dieu t'a pris ta maman, mais Il t'a laissé ta femme ! Voudrais-tu fâcher notre Seigneur ? Viens !... Tantôt, j'ai pris un long bain !... Si la morve du chagrin n'avait pas bouché tes narines, tu aurais senti le parfum délicat que dégage ma chair scrupuleusement épilée ?... Tu aurais déjà sauvagement tué la bête fébrile qui me grignote les nerfs !... Viens ! Les enfants ne sont pas là !... Nous sommes seuls comme au début de notre mariage !... Ta mère elle-même serait mécontente si elle te voyait dans ce piteux état, pleurant au lieu de t'occuper de ton épouse, qui sent bon, qui ruisselle, offerte, la peau douce comme de la soie, affamée, la raison ruinée, prête à toutes les folies... Viens ! Viens ! »
Mais on raconte que ces prières pleines de promesses ne réussirent pas à extraire Benhchichate Kacem du deuil pleurard qui l'avait entièrement avalé. Au contraire, on rapporte que l'homme s'était brusquement levé, jaillissant du matelas sur lequel il pleurait la défunte, et, les yeux chargés de haine, la couscoussière serrée contre la poitrine, il aboya, sa bouche crachant des gouttes de salive grosses comme des billes : « Que me veux-tu ? Laisse-moi tranquille ! Crois-tu que ta carcasse savonnée et épilée pourrait me faire oublier que maman est morte ? Eloigne-toi de ma douleur ! Je pleurerai sur cette couscoussière jusqu'à mon dernier soupir ! Ôte-toi de mon chemin ! » Après quoi, on rapporte que notre héros s'était enfermé dans le salon en claquant violemment la porte derrière lui.
C'est, parait-il, une heure plus tard que s'était produit l'extraordinaire événement que voici. Toujours dans le salon, toujours chialant, Benhchichate Kacem vit une fumée jaune et épaisse surgir brusquement de la couscoussière, s'élever en se tortillant dans l'air, prendre la forme d'un être humain, puis se poser sur le sol, dans un froissement feutré. Et le cœur battant à se rompre, la carcasse pétrifiée, la bouche ouverte, les cheveux hérissés comme des épines, les yeux exorbités, notre héros entendit cette étrange apparition lui dire : «Que la paix soit sur toi, Kacem ! N'aie pas peur, je ne te ferais pas de mal ! Ne t'affole pas inutilement ! Sache que je suis un djinn ! Après t'avoir observé pendant un mois, j'ai pris la décision d'apparaître aujourd'hui à tes yeux ! Laisse-moi t'avouer que jamais je n'ai vu une créature aussi dévouée à sa maman que toi ! C'est un musulman comme toi que je cherche depuis un bon bout de temps, parcourant le monde sans répit ! Voici mon histoire : Nous vivions paisiblement, moi et mon épouse, lorsque un jour, je me suis mis à déceler chez elle des signes de mécontentement. Il ne m'a pas fallu beaucoup de temps pour découvrir la cause de cette froideur agacée : ma vigueur s'était vachement avachie. Je ne sais pas comment ça se passe chez vous, mais dans mon pays, une femelle insatisfaite n'hésite pas une seconde : elle fout le camp !... Mais permet-moi de me gratter un peu, j'ai des démangeaisons partout ! Ça vient sûrement de cette couscoussière vermoulue ! Elle grouille d'insectes ! J'aurais dû me choisir un autre abri pour te surveiller !... »
On raconte que le djinn s'était longuement gratté en poussant des gémissements de plaisir. Après quoi, il reprit sa merveilleuse histoire en disant : « Mais, je suis amoureux fou de ma femme. Il me fallait donc trouver quelque chose pour l'empêcher de me laisser tomber. C'est un vieux djinn qui a résolu mon problème. Il m'a dit que le seul moyen de garder mon épouse était de retrouver ma vigueur. Or, d'après lui, soigneusement pilées, les dents d'un homme dévoué à sa maman fournissent un puissant aphrodisiaque. Selon ce vieillard bourré à craquer d'expérience, sniffée, une dose infime de cette poudre ragaillardit formidablement. Tu comprends maintenant pourquoi c'est toi que j'ai choisi ! Mais ne t'affole pas ! Je n'userai d'aucune violence à ton égard ! C'est un marché que je te propose ! Tu m'offres toutes tes dents et en contrepartie tu auras deux sacs remplis de pièces d'or avec lesquels tu pourras réaliser tes rêves les plus fous ! Avant de me répondre, sache que si tu acceptes ma proposition, tes dents seront enlevées sans la moindre douleur ! Tu ne sentiras absolument rien ! Tu ne verseras pas une seule goutte de sang ! Alors ! Que dis-tu de mon marché ? »
On rapporte que notre héros accepta sans hésitation et avec une grande joie l'offre du djinn. Qui aurait commis l'ânerie de refuser pareil échange ? Quelques minutes plus tard, après avoir bien caché ses deux sacs d'or dans un des meubles qui encombraient le salon, Benhchichate Kacem s'était mis à réfléchir à ce qu'il pourrait s'offrir pour commencer avec le trésor que Dieu venait de lui accorder si généreusement. Et le désir qui se tortillait depuis plusieurs années dans ses profondeurs s'imposa à sa pensée : tu dois commencer par renvoyer au plus vite ton épouse chez ses parents et t'offrir ensuite du bon temps avec une gonzesse bien potelée. C'est qu'il y avait très longtemps qu'il ne posait plus les yeux sur la viande cabossée de sa compagne.
Une fois séparé de sa femme, on dit que notre héros quitta Sidi-Ben-Adda pour aller vivre dans une ville. Là-bas, il s'acheta une somptueuse villa, une jolie voiture, des tas de vêtements chics, se pommada, se gomina, se farda, se teinta, se parfuma, puis partit à la recherche de la fille de ses rêves.
Sa quête ne dura pas longtemps. Quelques jours après, roulant dans sa voiture pimpante, il aperçut une jeune fille dodue se déhanchant délicieusement sur le trottoir. Son cœur se mit à galoper nerveusement dans sa poitrine et les bêtes faméliques qui peuplaient ses reins se mirent à hurler. Il décida de la séduire.
Ce ne fut pas difficile. C'était une étudiante en psychologie qui pourrissait d'ennui dans la Cité Universitaire où la seule distraction qui s'offrait à ses yeux de temps à autre était celui de chats s'accouplant frénétiquement sous le soleil. Ces ébats excitaient douloureusement sa chair et elle souhaitait se métamorphoser en chatte soumise, le ventre plaqué contre la poussière et les dents de son partenaire plantées profondément dans la nuque...
Dégoûtée par des professeurs qui confondaient un cours avec un sermon, émerveillée par les tas de billets qui jaillissaient des poches de son séducteur, notre étudiante accepta de sortir avec lui. Les restaurants, les cadeaux et les promenades en voiture gommèrent les consignes et les avertissements que sa maman lui avait pondus en abondance dans les nids moelleux de sa cervelle. Et une nuit, entraînée par Satan que Dieu le maudisse, après un succulent dîner arrosé de jus délicieux, l'innocente étudiante se retrouva sous le même drap que Benhchichate Kacem, pas un fil sur la peau, chauffée à blanc par un désir qui hantait douloureusement ses hanches charnues depuis plus de dix ans...
Cependant, personne n'aurait pu prédire ce qui allait arriver à notre héros ! Qui aurait supposé que l'étudiante en psychologie allait se mettre à hurler comme une folle : «Mords-moi !Mords-moi ! Mords-moi !», vers les oreilles d'un homme aux gencives roses et nues comme celles d'un bébé !... En effet, on raconte que notre héros, avant de rejoindre le lit, profitant de la faible lumière que diffusait une petite veilleuse, s'était débarrassé de son dentier en cachette et l'avait rangé dans un tiroir, craignant deux malheurs : que son râtelier se déboîte pendant les désordres de l'amour et que son amoureuse découvre qu'il portait une prothèse...
Pauvre homme ! Alors que la viande brûlante de sa bien-aimée criait des «Mords-moi ! Mords-moi ! Mords-moi !» de plus en plus violents et exaspérés, Benhchichate Kacem agonisa en quelques spasmes gémissants, puis s'effondra, mou comme un beignet...
Alors, folle de rage, effroyablement frustrée, pleine de haine, avec des dents tranchants comme une guillotine, l'étudiante en psychologie arracha d'un seul coup les attributs de notre héros et les lui cracha au visage...


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