Le quotidien des Algériens devient dur, pénible, absurde. La raison ? On est dans la phase 2 de la décomposition de l'Etat. Pas celle, déjà consommée, des institutions, des hautes administrations et de la légitimité, mais celle du service public de base. On a connu par exemple le cycle des pénuries alimentaires, celui de plaquettes d'œufs ou des pneus ; aujourd'hui, on vit la pénurie de l'argent lui-même. Dans beaucoup de villes et de villages du pays, l'argent est aujourd'hui rationné : dans les bureaux de poste, il devient rare, distribué selon le jeu de coudes ou de quotas. Beaucoup d'Algériens ne peuvent aujourd'hui disposer que de 10.000 dinars sur la base d'un chèque signé pour le double de la somme. La raison ? Il n'y a pas d'argent liquide, on en donne autant qu'on peut, c'est-à-dire selon les morceaux. Par effet de dominos, les alimentations générales font «crédit» sur la base de la disponibilité réelle, les voisins aussi, ainsi que les revendeurs. Que faire alors pour payer «les gens qui n'attendent » pas comme la Sonelgaz, le téléphone ou l'eau ? On ne sait pas. Dans les villages, il n'y a pas de réponse. Il n'y a que les routines. Pour expliquer cette situation, le ministre concerné, c'est-à-dire l'Etat du moment, a fait ce qu'il sait faire : accuser. D'abord le commerce informel, les gens, les anonymes qui gardent l'argent chez eux, les éleveurs de moutons. C'est ainsi depuis toujours : quand le pouvoir est accusé, il accuse. Et à la fin, c'est lui qui peut gagner car il a les moyens, les nôtres, de trouver un coupable et de le présenter au juge ou à la télé. Dans cette logique, un jour, un ministre a même accusé des gens d'avoir construit à l'endroit exact où un avion algérien s'est crashé. Nous, on est impuissants : on sait que c'est lui, le Régime, le coupable, mais nous n'avons pas le pouvoir de l'arrêter, l'inculper ou le juger. Sauf avec la langue qui n'a jamais soulevé les montagnes. Sauf qu'il ne s'agit pas seulement de l'argent liquide qui manque. Il y a tout le reste qui, en principe, selon Napoléon, doit prouver qu'un Etat est un Etat : les routes (trouées), les lampadaires (inutiles), la communication, le courrier (incroyablement préhistorique au fil des ans), la connectivité et l'état civil. Car là aussi, l'Etat se décompose en fautes d'orthographe, fautes de frappe, écriture illisible, formulaires indisponibles, employés de guichet illettrés et registres disparus. Un jour, on reviendra à la filiation à l'ancienne : celle de la mémoire et des traits du visage et de la tribu. Sauf qu'on est déjà dans ce que le professeur Bahloul, un économiste, appelle «le système tribal sans tribu». Impression tenace de rouille, de choses qui tombent en morceaux, de morceaux qui reviennent à l'ordre de la nature et non de la culture, d'institutions qui manquent de plus en plus d'efficacité et de sens, de procédures absurdes, de l'âne ancêtre de la vapeur. Du point de vue politique, on est déjà dans cet archaïsme sans échelle de valeurs. La quotidienneté devait donc suivre et s'effondrer à l'image du reste. Bien sûr, le pouvoir ne dira jamais que c'est sa faute. On ne dira jamais que si la biométrisation de l'état civil n'a pas réussi, c'est parce qu'il fallait moderniser le peuple avant de moderniser ses extraits de naissance. On ne dira jamais que si l'argent liquide manque, c'est parce que nous en sommes encore à la préhistoire en termes de monétique et de paiement électroniques. Non. C'est la logique politique qui prévaut : si mon secteur connaît des échecs, c'est à cause des « spéculateurs », de l'informel, du surnombre des demandeurs du S12, etc. Quand ça ne fonctionne pas, c'est parce qu'on s'est trompé de peuple, pas de recettes. La vie des Algériens dans le pays devient difficile, pénible : c'est une conclusion qui n'a pas besoin d'être mieux écrite.