Omar Aktouf, professeur émérite à HEC Montréal, économiste iconoclaste et atypique, estime qu'en Algérie on focalise trop sur les lois de finances alors que se pose un problème plus lourd de «sérieux» des opérateurs économiques et d'un fonctionnement économique «bâclé». Il recadre le débat : l'enjeu central pour le pays est d'investir dans les filières techniques, tendre vers l'autosuffisance alimentaire et protéger l'agriculture. Depuis 2009, le patriotisme économique est de mise en Algérie avec la règle de la participation majoritaire algérienne à 51%, dans tout investissement. Faut-il s'inquiéter de la faiblesse des IDE en Algérie en 2010 alors que la tendance est à leur reprise dans les pays émergents ? Les lois de finances ont été modifiées à quelques reprises ces dernières années. La dernière en date reprend à peu près les mêmes principes que ceux de l'époque de Boumediene, notamment en ce qui concerne la politique du 51/49 % avec laquelle je suis en accord. Maintenant, parler de patriotisme économique c'est un peu poussé. Il ne suffit pas de changer une loi de finances pour qu'une économie décolle. Le gros problème, ce ne sont pas les alinéas ou sous-alinéas d'une loi de finances, mais le sérieux des opérateurs économiques. Or, les opérateurs économiques algériens, on le sait très bien, c'est une espèce de classe de nouveaux riches dont le capital de départ reste mystérieusement une énigme. Est-ce que c'est de l'argent sale? De l'argent détourné? Avant toute chose, il faut considérer les grands paramètres de l'économie algérienne, à savoir que les secteurs économiques stratégiques (gaz, pétrole, tourisme, etc.) soient sous contrôle de l'Etat et non pas d'une nouvelle classe de nouveaux riches ou de capitaux étrangers, pour assurer l'autosuffisance du pays. On perd beaucoup trop d'énergie sur le superficiel, c'est-à-dire les lois, alors que l'essentiel sur le fonctionnement de l'économie de l'Algérie est bâclé. Actuellement, les opérateurs économiques pratiquent une forme d'économie de bazar qui consiste à acheter des produits étrangers à valeur ajoutée et les vendre avec une plus-value de 5 à 10 fois le capital investi à l'étranger. Les profits engrangés sont rapidement transformés en devises étrangères et investis dans des villas luxueuses à Barcelone, dans des hôtels particuliers à Paris, dans des banques à Londres. Moi, je dis non! Ces opérateurs n'ont pas un intérêt au développement économique de notre pays, même avec des dispositions législatives qui devraient aller dans ce sens, à l'exemple de la loi de 51/49%. Le cas de la Chine, de l'Inde et du Brésil est édifiant. La Chine attire beaucoup les IDE, tandis qu'on ne cesse d'affirmer que son économie est surévaluée, qu'elle est inflationniste, que le Yuan est sous-évalué. Pourquoi? Simplement, parce que les opérateurs économiques chinois sont le fruit de 80 ans de constitution communiste qui a investi massivement dans l'éducation. Aujourd'hui, les meilleurs économistes, ingénieurs, architectes du monde sortent des écoles chinoises. Le taux de doctorants dans les filières techniques est le plus élevé au monde. En Algérie, ces filières ne représentent qu'un dérisoire 13%. Donc il est évident, qu'il faut investir davantage dans les filières techniques sinon, on sera toujours dépendant de l'étranger. Du reste, les opérateurs d'IDE n'ont pas intérêt à aller dans des pays où la main-d'œuvre est inadéquatement formée. L'Algérie a été appelée par le DG du FMI à développer l'investissement privé et à améliorer le climat des affaires pour assurer une certaine compétitivité à l'économie. Les entreprises algériennes ont-elles les outils nécessaires pour être réellement compétitives? Les initiatives de l'Etat pour renforcer la part des PME dans l'économie nationale vous paraissent-elles suffisantes? Faut-il, comme certains le souhaitent, réclamer un moratoire sur les accords de libre-échange passés avec (UE, Zale ) ? Le moratoire sur les accords de libre-échange, je suis pour; un moratoire qui irait même vers une suppression pure et simple de ces accords. Le libre-échange nécessite avant tout une certaine dose d'homogénéité universitaire, culturelle, technologique, bancaire, fiscale, etc., entre les pays. Ce n'est pas le cas entre l'Algérie et l'Union européenne. Logiquement, un accord de libre-échange s'établit sur une période de temps suffisamment longue pour assurer cette homogénéité, pas en 2 ou 3 ans! Par contre, j'encourage fortement des ententes commerciales dans la Zone Arabe de Libre- Echange (Zale), à condition d'avoir évidement des clauses d'exclusion. C'est-à-dire que tout ce qui constitue l'économie stratégique de l'Algérie en soit soustrait (éducation ou pétrole par exemple) et tout ce qui fait l'économie commune entre les pays arabes y soit inclus. Concernant Dominique Strauss-Kahn et le FMI, nous savons très bien que cette institution n'a jamais été indépendante des intérêts des pays de l'OCDE. Dominique Strauss-Kahn a donc tout intérêt à faire des éloges aux pays dont les économies fonctionnent de façon non nationalistes. Plus on privatise, mieux c'est! Or, une politique de privatisation des entreprises algériennes ne profiterait qu'à des intérêts étrangers qui en ont les moyens, pas à des particuliers algériens. Dans une telle situation, des entreprises françaises vont immanquablement s'y précipiter. Gardons en mémoire l'exemple argentin. Dominique Strauss-Kahn se moque du monde! Et lorsqu'Ahmed Ouyahia reprend ce que dit Strauss-Kahn, ou bien il y croit fermement et là il y a un réel problème, ou bien il n'y croit pas et là ce serait faire offense à l'intelligence des citoyens algériens! Nous n'avons même pas les moyens de mesurer sérieusement des indicateurs économiques. Pas de politiques de prix, aucune politique de prix de revient, pratiquement pas de système comptable et fiscal efficace. Comment voulez-vous mesurer adéquatement des indicateurs économiques dans une situation où les pratiques de gestion et de contrôle sont défaillantes?! Pour les PME/PMI ? Le développement des PME/PMI, leur existence et leur pérennité ne sont possibles qu'à condition d'avoir un tableau des échanges interindustriels déjà intégré. Cela suppose des opérateurs économiques de grande envergure qui peuvent être des incubateurs de création de PME/PMI, comme par exemple, les fameux complexes du temps de Boumediene. Aujourd'hui, ce n'est pas le cas de l'économie algérienne, les PME ne parviennent pas à s'arrimer à des entités pouvant jouer le rôle de locomotives. Pour espérer redresser de 5% la part de l'industrie dans le PIB, comme le souhaite le gouvernement, il faut une main- d'œuvre suffisamment qualifiée, des outils performants, des capacités de productions effectives pour assurer une certaine compétitivité des produits et des services. Le marché algérien est loin de réunir ces conditions. Il n'y a pas d'autre moyen pour rendre un pays compétitif sinon l'éducation de son peuple. Or, dans ce secteur, nous faisons fausse route. Quelles sont, selon vous, les conditions de l'émergence d'un marché des titres de propriété sur la place d'Alger? Le clivage en Algérie n'est-il pas pour l'heure entre capitalisme népotique fermé et capitalisme normatif «ouvert» plutôt qu'entre modèle rhénan et modèle anglo-saxon du capitalisme ? Il existe deux systèmes de Bourses ; le premier de type Paris ou Londres et le second de type Frankfurt ou Tokyo. Celui des pays entrepreneuriaux» selon l'expression de Nicolas Sarkozy (l'Allemagne ou le Japon), qui ne fonctionne pas dans un système de capitalisme financier. Il n'est pas permis, dans leurs places boursières, de spéculer sur les titres, sinon à hauteur de la valeur réelle de l'entreprise. Les dividendes ne peuvent donc jamais dépasser la valeur réelle de l'entreprise. On se trouve par conséquent dans une économie réelle et solide. A l'inverse, une Bourse du type de celle de Paris ou de New-York, développe un modèle spéculatif qui débouche sur des dérives. Croire que Wall Street fonctionne de manière transparente est totalement faux. C'est l'opacité totale! Il serait plus judicieux pour l'Algérie d'adopter un système de Bourse à l'allemande ou à la scandinave. Maintenant, pour en venir au «capitalisme algérien», il est sans contredit, fondamentalement népotique et opaque, voire même, à la limite, mafieux. Un capitalisme normatif implique un marché contrôlé par l'Etat à travers des normes et des règles. Ce n'est pas le cas. Il nous faut d'abord un Etat qui remplit toutes ses fonctions et son rôle réel d'Etat. Or, depuis Boumediene, on navigue à l'aveuglette avec les différents gouvernements qui s'y sont succédé : aucun projet de société, pas de projets politiques et économiques. À l'époque de Boumediene, les politiques économiques étaient ce qu'elles étaient, mais les gens croyaient à un projet de société. Depuis la fin de l'ère Boumediene, ce n'est plus le cas. On change selon les discours émanant de Paris ou du FMI. Il faut que l'Algérie ait un Etat qui ne soit pas le porte-parole du FLN, des grands propriétaires du pétrole, mais qu'il planifie réellement le marché algérien, comme l'Allemagne ou le Japon. Un marché ouvert au privé, mais surveillé et régulé par l'Etat, lequel Etat est nécessairement représentatif et garant des intérêts du peuple. L'aisance financière actuelle du pays incite-t-elle à la création d'un Fonds souverain? Une situation d'aisance financière ne suffit pas pour envisager la création d'un Fonds souverain. Des conditions structurelles préalables à l'économie et à la société sont essentielles : un Etat fort, une société équilibrée avec un filet social sécuritaire, de faibles inégalités sociales et économiques, une bonne et juste redistribution des richesses, etc. Ce sont là des éléments préalablement nécessaires à l'investissement d'un surplus financier de l'Etat. L'Etat investit aujourd'hui davantage dans le développement des secteurs stratégiques de la société et de l'économie (éducation, agriculture, entreprises, etc.), il peut, par la suite, se permettre de faire fructifier l'épargne qu'il possède pour augmenter la richesse du pays. L'autosuffisance alimentaire et la protection de notre agriculture sont primordiales. De même que l'amélioration du système éducatif en augmentant la part des filières techniques dans les programmes d'enseignement.