Une «caravane de la libération», composée d'un millier de manifestants tunisiens venus de l'intérieur du pays, est arrivée hier à Tunis pour contribuer à pousser le gouvernement de Mohammed Ghannouchi vers la sortie. Ils sont venus du centre-ouest du pays, des épicentres de la révolution tunisienne, Sidi Bouzid, Regueb, Menzel Bouziane, pour, disent-ils, «faire tomber les derniers restes de la dictature». C'est sur l'avenue Habib Bourguiba, devenue le « Hyde Park» tunisien, que ces représentants de la Tunisie déshéritée et frondeuse, cachée par les décors de carte postale, sont venus exprimer, comme de nombreux autres Tunisiens, leur défiance à l'égard d'un gouvernement composé de ministres qui officiaient sous Ben Ali. Alors que d'autres groupes continuaient d'arriver, un sit-in était organisé devant le siège du ministère de l'Intérieur, où un immense portrait du symbole de la révolution qu'est devenu le jeune Mohamed Bouazizi a été déployé. Cette caravane a ainsi redonné à la révolution tunisienne la tonalité sociale fondamentale qui semble avoir été quelque peu oubliée dans l'actuel climat d'ébullition politique. Sur l'avenue Habib Bourguiba, la Tunisie libère une parole longtemps comprimée et étouffée par la machine politico-policière, tout en égrenant ce qui semble devenir un programme commun minimum : le départ des caciques de l'ancien régime - huit en tout qui tiennent encore en main les ministères régaliens. Beaucoup réclament purement et simplement le départ du gouvernement et la formation d'un Conseil national représentatif pour gérer la transition. Même des policiers ont manifesté samedi sur l'avenue Habib Bourguiba, comme pour demander pardon aux Tunisiens pour les sombres années de flicage général sous Ben Ali et pour signaler qu'ils sont aussi résolument dans l'élan de la Tunisie. Marzouki : Ghannouchi doit rentrer chez lui Le plus remarquable est que ce formidable bras de fer politique se déroule de manière pacifique, par les moyens de la politique. Ce qui donne, déjà, à la révolution tunisienne une tonalité spéciale. Le bras de fer se poursuit même si le gouvernement table apparemment sur un reflux de la pression avec l'annonce de la réouverture des grandes écoles et des universités fermées le 10 janvier. La journée d'aujourd'hui sera un test dans ce domaine. Alors que les écoliers, les collégiens et une partie des lycéens doivent normalement reprendre le chemin des établissements scolaires, le syndicat des enseignants du primaire a déjà convoqué une «grève générale illimitée» pour exiger la formation d'un nouveau gouvernement débarrassé de tout cacique de l'époque Ben Ali. Dans ce contexte, le Congrès pour la République (CPR) de Moncef Marzouki a réclamé la création d'un Conseil national chargé de rédiger une nouvelle Constitution, ainsi que la démission du gouvernement de transition. «Ce que nous demandons est très simple : la situation exige la suspension de la Constitution et de toutes les lois tyranniques», a expliqué Abdelwahab Mâattar, vice-président du CPR. Marzouki a d'ailleurs appelé le Premier ministre Mohammed Ghannouchi à «rentrer chez lui», en estimant qu'il représente désormais un « facteur d'instabilité». Comme en réponse à cette exigence, Yahia Benachour, le président de la Commission politique - l'une des trois mises en place par le gouvernement de transition - a estimé que la réforme de la Constitution n'était pas une urgence. Selon lui, la cause du mal est « la pratique du parti unique, c'est-à-dire la fusion du parti et de l'Etat. Que l'Etat mette au service d'un parti ses biens, son personnel, son administration, ses facilités, que l'Etat influence les banques, par exemple, pour donner aux entreprises commerciales ou industrielles des indemnités et des facilités au parti, voilà ce qui est désastreux.» Ennahdha pour la démocratie et non pour la charia Les Tunisiens semblent pouvoir éviter l'instrumentalisation de la « menace islamiste», toujours agitée par des Occidentaux qui ont soutenu jusqu'au bout la dictature. La plupart des forces d'opposition se sont prononcées contre l'exclusion des islamistes. Ces derniers également font preuve d'un sens politique aigu en s'insérant résolument dans la logique démocratique. Ainsi, Rached El Ghannouchi, leader du mouvement Ennahdha, a appelé les militants de la mouvance islamiste à une participation constructive à la réussite de la transition démocratique. Soulignant qu'il n'est pas Khomeyni et que la Tunisie n'est pas l'Iran, il veut apporter une « contribution intellectuelle à ce tournant historique qui sort la Tunisie d'une ère de répression pour la mener à la démocratie. «Nous ne voulons pas d'un régime à parti unique, quel qu'il soit», ni instaurer la charia. «Ce dont la Tunisie a besoin aujourd'hui, c'est de liberté et (...) d'une véritable démocratie». Le mouvement Ennahdha - qui a annoncé qu'il n'aura pas de candidat à la présidentielle - rend ainsi difficile toute tentative d'instrumentalisation de la présumée menace islamiste. Certains services occidentaux, qui ont créé une obsession sur cette «menace», en arrivent aujourd'hui à en minimiser le «risque» en Tunisie.