Dans quelques jours, nous serons le 1er Novembre, l'une des dates les plus emblématiques de notre histoire. C'est déjà le cinquante septième anniversaire du déclenchement de notre glorieuse révolution. Et pourtant, c'est comme si c'était hier, tellement son souvenir est encore vivace, même si ceux qui partagent le même anniversaire ont déjà bien entamé le troisième âge. Les enfants de chouhadas sont aujourd'hui des vieillards. Quant aux acteurs de cette épopée mythique : les Moudjahiddines, ils sont déjà au crépuscule de leur vie et fréquentent de plus en plus souvent les maisons de santé entre deux virées aux cimetières pour enterrer l'un de leurs compagnons en attendant le tour du prochain. Une espèce prodigieuse est en train de s'éteindre ! Une génération d'hommes et de femmes à la destinée exceptionnelle qui avait su mobiliser des millions d'Algériens contre l'occupation coloniale et porter haut l'étendard de la dignité. C'était au temps ou chacun d'eux se dévouait sans compter pour la libération du pays jusqu'à engager sa propre vie et se priver du peu qu'il pouvait avoir pour venir en aide aux plus vulnérables. En retour ils étaient adulés et respectés par tous, y compris à l'extérieur de nos frontières. A la sortie de la guerre il y a eu deux grandes alternatives pour les activistes de la révolution : intégrer l'Aln qui deviendra l'Anp après ses renforcements par l'afflux de ce qu'on appelait les marsiens* pour poursuivre une carrière militaire ou s'orienter vers la vie civile et combler le vide causé délibérément par la désertion massive de l'encadrement colonial qui gérait les affaires du pays avant l'annonce de l'indépendance. Ceux qui disposaient d'une certaine formation ou qualification vont faire fonctionner, sans l'ombre d'une hésitation, les administrations et établissements sociaux et économiques laissées à l'abandon. Les plus jeunes, eux, vont reprendre leurs études là ou ils avaient été obligés de les abandonner et deviendront les premiers cadres de l'Algérie libre. C'était un défi à relever et il a été relevé grâce à la seule volonté de ces gens qui livrèrent l'épuisant mais captivant combat de l'édification dans des conditions souvent très pénibles. Comme dans tous les pays du monde, les anciens combattants ont droit à quelques égards, et notre nation n'a pas failli à son devoir de leur être reconnaissante. Quelques uns, par cupidité ont cependant vite succombé aux attraits du pouvoir et aux richesses, ce qui a fini par ternir l'aura de cette catégorie de spartiates autrefois symbole des hautes valeurs humaines. Une maladresse qui a entaché lourdement le prestige arraché de haute lutte par notre guerre de libération et apporté de l'eau au moulin des inévitables détracteurs qui n'attendaient que cette brèche pour s'engouffrer et reprocher perfidement aux moudjahidine de tout accaparer et d'avoir remplacé sans plus les colons qu'ils ont chassés. Une porte était ainsi fâcheusement ouverte devant ceux que notre indépendance a toujours dérangé et qui ne se sont pas fait prier pour aller jusqu'à insinuer des doutes sur les fondamentaux de notre révolution. Si une poignée parmi les moudjahidine a pu atteindre un statut social en rapport avec les sacrifices qu'elle a consentis et s'assurer une vie décente, la majeure partie est loin de rouler sur l'or, ce qui, toutefois, ne l'épargne guère d'être elle aussi accusée de vider les caisses de la république Dans l'enthousiasme des premières années de l'indépendance personne n'avait des raisons de douter de l'équité avec laquelle allait s'effectuer la politique de prise en charge des anciens moudjahidine décidé par l'état, et dans leur immense naïveté, ils ne voyaient aucune particularité entre les différentes catégories attribuées. La plupart de tous ceux qui ont démarré le pays ont été classés dans celle de : membre permanent. Pour eux cette distinction accordée par les commissions de reconnaissance était la consécration suprême des sacrifices consentis et rares sont ceux qui avaient suspecté quelques appréhensions sur sa juste signification : L'essentiel est d'avoir mérité la reconnaissance d'avoir servi son pays sans faillir un instant. Et cela suffisait amplement puisqu'ils pensaient dur comme fer qu'ils étaient toujours des moudjahiddines parmi leurs frères de combat comme pendant la guerre.La hiérarchie ou l'appartenance à un corps ne prévalait que dans l'organisation du travail, jamais dans les affaires des rétributions ou autres compensations.Elle ne donnait droit à aucun privilège et ce qui primait c'était surtout le mérite personnel. Les appellations importaient si peu ! L'administration des moudjahidine est réputée pour sa lenteur dans le traitement des dossiers et surtout à cause de son type de communication un peu trop sournois pratiqué par ses différents relais dans la pure tradition de l'ésotérisme nécessaire à la protection du secret pendant la guerre. L'information n'était diffusée que dans des cercles d'initiés très restreints et n'arrivait que tardivement, hors délais ou même jamais à la masse.Ce qui fait que pour obtenir l'information c'est le parcours du combattant. La majorité était maintenue dans l'ignorance sans le savoir ! Dans la réalité personne n'a fait attention à l'ambiguïté du terme permanent jusqu'au moment ou l'on s'est aperçu que cette formulation n'était qu'un euphémisme trompeur pour dire : élément précaire et révocable ; insidieusement sous la menace quasi permanente d'être excommunié si jamais : En quelque sorte un journalier occasionnel de la guerre de libération écrasé et maintenu en dépendance par une bureaucratie étouffante et devant lequel, même après bientôt un demi siècle, on agite occasionnellement le spectre de la radiation de la reconnaissance et du retrait éventuel de la qualité de moudjahid ! Il n'est pas du tout rassurant d'être éternellement dans la peau d'un bouc émissaire exposé en permanence aux campagnes itératives de lutte contre les «faux moudjahidine» et de vivre avec un sentiment de vulnérabilité en dehors de toute protection constitutionnelle. A la merci d'une appréciation personnelle ! A la différence de ceux qui passent le plus clair de leur temps dans les arcanes des services concernés pour s'enquérir des subtilités de la loi et profiter de la moindre des opportunités et de chaque occurrence qui se présente ; il y a les autres,les légalistes, souvent absorbés par leur activité professionnelle ou leurs études qui ne s'intéressaient qu'accessoirement aux incidences pécuniaires de la catégorie dans laquelle ils ont été classés. Une catégorisation qui s'est avérée, malheureusement avec le temps, porter en elle tous les germes d'une regrettable ségrégation. Il est décevant d'observer qu'au sein d'une même famille fondée dans la souffrance sur le principe du partage équitable d'un bout de pain ou de quelques dates on puisse aujourd'hui admettre et tolérer l'existence d'une pareille descrimination qui a conduit à ces écarts scandaleux dans les rétributions (calcul des retraites et des pensions d'invalidité) entre les différentes classes. Une immense injustice vis-à-vis de l'une des plus grandes composantes de l'élément humain ayant vécu la révolution dans sa chair et qui est paradoxalement constitué dans une grande proportion par les premiers cadres du pays dans tous les domaines. C'est eux et exclusivement eux les pionniers de l'édification nationale ! Astreints par éducation à la discipline et au respect, ils n'avaient ni le temps, ni l'audace de fureter continuellement dans les couloirs des directions des moudjahidine pour suivre l'évolution afin de comprendre les enjeux de ce qui se passait réellement et protéger leurs droits. Ils se suffisaient du salaire que leur attribuait leur fonction professionnelle et n'avaient donc aucune envie d'encombrer continuellement les antichambres des structures concernées. Personne ne peut nier dans quelles conditions ces gens ont traversé les affres de la guerre et ses drames encore indélébiles dans leurs esprit. Ils ont enduré les mêmes privations,les mêmes peurs et les mêmes angoisses qui les saisissaient quand on frappait à la porte,entendait le bruit des pas,le frottement furtif de quelqu'un sur le toit ou escaladant un mur, le passage précipité d'une patrouille de recherche, le ronflement d'un moteur, le cri de douleur des suppliciés ou le coup de feu qui déchire la nuit,le vrombissement d'un avion. Le regard un peu appuyé d'un soldat, d'un policier ou d'un simple colon donnait froid dans le dos.L'inquiètude les paralysait lorsque ils apprenaient l'arrestation d'une connaissance, tombaient nez à nez avec un barrage de vérification d'identité, ou recevaient une convocation. Même un silence trop profond les angoissait quelques fois ! Ceux qui ont vécu la guerre d'Algérie en Algérie ont pour la plupart connu le couvre feu, les rafles, les arrestations, les tortures, les brimades, les humiliations quotidiennes, les coups de trique des légionnaires dans les files d'attente, les viols et autres atteintes à l'intégrité physique et morale ou l'effroyable ballade en ville du sinistre «bouchkara» à la recherche des suspects parmi la population prise dans la nasse d'une rafle impromptue et les mille et une supplications à Allah et tous les saints de la terre pour qu'il ne dirige pas son regard de votre coté. La peur d'être dénoncé et de «tomber» ne les quittait pas, parce que ce sont eux qui s'occupaient du renseignement, des filatures, de l'approvisionnement, de la surveillance,de l'aménagement des caches,du transport de l'eau et de la nourriture ou de l'acheminement du courrier et des personnes recherchées d'un lieu à un autre,de l'espionnage de l'ennemi et de ses mouvements, des distributions de tracts, des sabotages et autres destructions des équipements de l'ennemi,les courses pour les différents achats, de l'effacement des traces etc... C'est eux les mal chaussés et les mal vêtus, les éternels affamés, les désarmés qui affrontaient les rigueurs du climat et les ronces des chemins de montagnes. Ce sont ces anonymes qui ont assuré, à leur corps défendant, toutes ces missions lorsque ceux qui étaient identifiés et fichés par l'ennemi se terraient dans la clandestinité et ne pouvaient de ce fait plus bouger de peur d'être arrêté. C'est eux le riche vivier d'où sortaient les djounouds, les fidaines et autres combattants. Si pour ceux qui ont porté les armes et étaient structurés dans des entités de combat le problème de classification ne se posait que rarement, pour les porteurs d'eau cités plus haut c'est le grand cafouillage et on n'a pas trouvé mieux que de les parquer dans un fourre-tout qui regrouperait le tout-venant de la révolution sous la qualité équivoque de membre permanent. Au bout du compte ils ont perdu sur les deux plans ; professionnellement ils ont été admis à la retraite avant les améliorations de salaires survenues ces dernières années dans leurs différents secteurs d'activité, c'est à dire avec une pension minable, de l'autre coté leur classification en permanent les condamne à être les plus mal cotés des anciens moudjahidine. Ils ne s'attendaient pas qu'à la fin d'une vie synonyme d'abnégation et de sacrifice ils seront remisés dans la catégorie qui est en réalité ; ils ne l'ont su que plus tard à leurs dépens, celle des smicards de la révolution ! Pour les pensions d'invalidité c'est une autre aberration pleine de frustrations : jusque là personne n'a compris pourquoi le droit au recours n'intervient pour eux que tous les 5 ans et que la liquidation du dossier peut durer 2 ou 3 ans sinon plus.Pour le même handicap on attribue à l'un 100% avec possibilité d'évoluer rapidement vers les C1, C2, C3 ou caracoler dans la sphère des cadres de la nation. et l'autre entre50% et 70% non révisable avant l'échéance des 5 ans réglementaires ! Sont-ils pour des raisons miraculeuses à l'abri de toute aggravation de leur affectation pendant tout ce temps ? Sont-ils en permanence en bonne santé parce qu'ils sont des permanents ! Que signifient ces pensions ridicules au vu du pouvoir d'achat actuel quand on sait que le plus jeune d'entre eux a certainement dépassé le cap des 65 ans en traînant toutes sortes de maladies chroniques et avec elles des taux d'invalidité purement fantaisistes. En conséquence l'exclusion d'une grande partie des moudjahidine s'est traduite par la perte de crédibilité de l'Organisation de tutelle, sensée veiller aux intérêts de l'ensemble de tous ses membres sans distinction, et a surtout contribué à instaurer un climat de défiance au sein du mouvement des Novembristes. Sont-ils éternels ces gens et jusqu'à quand devront-ils patienter pour jouir de leurs pleins droits comme leurs camarades des autres catégories.Combien parmi ces gens sont déjà partis sans connaître la reconnaissance même symbolique de leurs efforts ? Qu'il y ait quelques petits écarts entre les différentes catégories, cela peut à la rigueur se justifier par la nature de la responsabilité assumée.Que les blessés et handicapés ou internés de longue durée soient mieux compensés ce n'est que justice et personne ne voit d'inconvénient mais rien ne justifie qu'entre deux personnes ayant vécu les mêmes souffrances l'un est rétribué dix fois plus que l'autre tout juste parce que ils n'ont pas suivi le même itinéraire après la guerre.De véritables gouffres entre des frères de combat d'hier ! Ce qui est sur et inexorable c'est l'accélération du rythme de disparition de cette espèce avec le nombre d'années. Combien seront ceux qui fêteront le 68ème ? La faucheuse, elle, ne fait aucune distinction ! *Ceux qui on rejoint le mouvement après les accords de cessez-le-feu le 19 Mars 1962