L'endroit est connu par le commun des Oranais comme haut lieu de l'abattage clandestin. Pourtant, il a drainé du monde en cette matinée de la veille de l'Aïd. Nombreux sont ceux qui, pour une raison ou une autre n'ont pas acheté de mouton, se sont dirigés vers ce marché illicite pour acquérir de la viande. Dès qu'on entame le tournant menant à la zone industrielle de Hassi Ameur, on aperçoit des petits troupeaux de moutons et des engins de différents types. En avançant de quelques dizaines de mètres, on aperçoit le premier boucher à l'air libre et qui constitue une première halte presque obligatoire. Et pour cause, ce boucher offre le premier spectacle d'égorgement de bêtes devant sa clientèle. C'est son assistant, un jeune homme portant des fringues maculées de sang qui se charge de répondre à la clientèle. Il propose sa marchandise à 650 DA le kg, prix qui fait oublier les conditions d'hygiène dans lesquelles est commercialisée cette viande. Quant à celui qui s'affaire avec son couteau sur une bête à dépecer, à même le sol, il jette à quelques mètres de son étal certains organes de sa «victime». Mais ce boucher, un peu perdu dans une sorte de terrain vague, ne constitue que l'arbre qui cache la forêt. De l'autre côté de la chaussée, derrière une barrière verte, ce qui semble un ensemble d'habitat paisible d'une ferme, se révèle en fin de compte un abattoir au sens plein du terme. Des échoppes mal famées alignées l'une à côté de l'autre se sont transformées pour l'occasion en lieux d'égorgement. Ici on ignore jusqu'à l'existence de la notion d'hygiène. Dans chacune de ces échoppes, on expose des carcasses de moutons ou de boucs, accrochés en l'air. Au sol, les abats sont entassés sur une peau de mouton d'où dégouline le sang. C'est simple, clients comme tenanciers de ces boutiques pataugent dans le sang. Sans exagération, les jeunes, dont même des enfants, qui travaillent dans ces boutiques, semblent avoir perdu l'existence et l'usage de l'eau. Du moins durant notre passage. Le principe est simple : chaque boucher a son propre troupeau en face de sa boutique. Et une fois une bête ou deux écoulées, en détail s'entend, on ramène une ou plusieurs à égorger. Quant aux prix, ils varient selon qu'on passe commande des abats ou non. Quant à la clientèle, on ne peut pas dire qu'elle est constituée exclusivement des gens se trouvant dans l'impossibilité de se payer un mouton pour la fête de l'Aïd : des jeunes couples motorisés, des dames accompagnées ou non, des hommes circulant dans des voitures de date récente. Ici, se montrer exigeant s'apparente presque à de la provocation. Un client qui a réalisé à la dernière seconde que le foie qu'il venait d'acheter est atteint en a fait les frais. Mais devant son insistance, on a décidé d'égorger un mouton pour lui vendre sa «douara». L'opération n'a pas nécessité de grandes consultations entre les jeunes qui tiennent réellement la boutique et le patron, d'âge mûr, qui passe de temps à autre ramasser la recette. Un enfant ramène une bête, un jeune homme l'égorge et ordonne à un troisième de la dépecer. Mécanique, à force de répétition, l'opération d'égorgement est digne des barbares. Juste après le coup de la lame, l'égorgeur n'a éprouvé aucune gêne à mettre son pied, chaussé de bottes en caoutchouc sales, sur la tête de la bête. Quand un client lui a réclamé un peu d'égard pour elle, il lui a marmonné sèchement quelque chose d'inaudible. En branchant son compresseur, l'autre jeune a pris la relève de la tâche. Cette coordination parfaite des tâches se fait au détriment de l'hygiène. Le sang des bêtes est évacué dans une sorte de fosse qui existe dans presque toutes les boutiques. Evidemment, malgré la pluie et le froid, des grappes de mouches s'agglutinent sur les carcasses de viande accrochées et ne dérangent aucunement ni les acheteurs ni les bouchers. Dans une autre boutique, le boucher, travaillant dans une sorte de silence religieux, assisté par son fils à peine débarrassé de ses culottes, n'égorge que des boucs. Apparemment, ce genre de viande trouve demandeurs parmi les personnes se plaignant de cholestérol. On relève chez lui la même scène de sang, le même mépris pour les règles élémentaires de l'hygiène, la même disposition des abats sur la peau d'une bête. Dans ce lieu où le sang n'effraye plus les gosses et où le couteau bien affûté est l'outil du travail indispensable, les gosses s'émeuvent exactement comme des adultes, reprennent leurs attitudes. Quand il le faut, ils tiennent tête aux clients, même ceux ayant l'âge de leur parent. Ils sont inscrits dans une dynamique simple et infernale : vendre et le maximum. Parce qu'ils savent qu'ils n'auront pas une si importante affluence dans les semaines et mois à venir. Donc, ils n'ont pas le temps d'écouter les émissions des médias sur l'hygiène et sur l'absolue obligation d'enterrer un foie ou un poumon présentant un kyste. Ce discours, ils n'en ont cure, c'est pour les autres