L'affaire des cancéreux, dont la prise en charge défaillante très médiatisée, a ému à juste titre l'opinion algérienne. Mais attention, les lobbies savent aussi jouer de l'émotion et des médias et dicter de fait la politique de santé. Cette mise en garde est venue du professeur Farid Chaoui dans un entretien fleuve au site La Nation. Il y dresse un tableau des plus inquiétants d'un système de santé où «l'absence» d'une politique claire de l'Etat pour la gestion de ce «bien commun» est en train de le mettre sous la coupe des lobbies. Dans cette mise à plat - le mot n'est pas trop fort -, le professeur explique que la dépense nationale de santé, qui est actuellement limitée à 400 dollars par habitant, impose nécessairement des arbitrages et la mise en place de balises. Les Algériens ne peuvent en aucun cas s'attendre à avoir à terme des soins selon des standards européens. Et comme la ressource est limitée, il est encore plus qu'impératif d'avoir une politique publique de santé afin d'éviter l'inflation des coûts et le gaspillage. Or, s'alarme-t-il, après les gaspillages des années du PAP (80) où l'on a dépensé sans compter à tort et à travers dans les constructions d'hôpitaux et les achats d'équipements, on est en train de refaire les mêmes erreurs. Le malade n'est plus au centre : on dégage des budgets et les lobbies de toutes sortes, des médicaments et des équipements notamment, agissent pour en prendre des parts. Ainsi, si l'achat d'équipements pour traiter les cancers est nécessaire, il serait de nul effet si l'Etat ne mène pas en amont une politique antitabac agressive. Mais surtout, explique le professeur, quand on a des ressources limitées, il est impératif d'arbitrer entre les «urgences sanitaires» qui pèsent sur la population. Et il donne à cet effet des exemples édifiants sur les conséquences de l'absence d'une politique de santé claire. «Si une pathologie donnée est entre les mains d'un lobby puissant, elle va faire parler d'elle dans la presse et des pressions terribles vont s'exercer sur le politique pour débloquer les budgets. Si, par contre, ce ne sont que des pauvres femmes qui accouchent et pour lesquelles il ne faut qu'une organisation sanitaire qui ne demande pas beaucoup d'argent, leur situation restera ignorée du public et du ministère de la Santé». Il est en effet frappant de constater qu'on ne parle pratiquement pas des 10% de femmes qui font des complications graves lors des accouchements, chose inadmissible dans un pays moyennement organisé. Le plus frappant dans l'argumentaire implacable de Farid Chaoui est de découvrir qu'en définitive, cette dérive se répète aujourd'hui et que l'on dépense à nouveau sans réfléchir et sans compter. Comme au temps du programme anti-pénuries. La politique de santé est un choix de société. Elle doit donc faire l'objet d'un débat public et être clairement définie dans ses objectifs et ses moyens. Or, par glissements successifs, cette politique est en train d'être dictée par des lobbies. Quand les dépenses de soins sont assumées à 40% par les ménages algériens au détriment de l'éducation et d'autres besoins -, cela signifie que le principe de solidarité, qui est au cœur d'un système de santé digne de ce nom, est déjà remis en cause. Le malade est un «intrus» dans le système de santé algérien alors qu'il doit en être le centre, regrette le Pr Chaoui, qui en appelle à un débat national. C'est d'autant plus urgent que son implacable démonstration indique que nous allons droit dans le mur.