Il y a vingt ans, l'Algérie basculait dans une dérive sanglante. Le Quotidien d'Oran vous propose de plonger dans ces moments qui ont déterminé l'histoire récente du pays, à travers trois thèmes : quels ont été les acteurs de la crise, comment le moment historique était défavorable à un dénouement positif, et comment les décisions se sont enchaînées pour déboucher sur cet engrenage. 1 LES ACTEURS DE LA CRISE Au soir du 26 décembre 1991, c'est Larbi Belkheir, alors ministre de l'Intérieur, qui a la charge d'annoncer les résultats des élections législatives. Et lorsqu'il se présente à la salle Ibn Khaldoun, à Alger, devant les caméras du monde entier, pour annoncer le verdict, on savait déjà que la victoire de l'ex-FIS était acquise; il ne restait plus qu'à en savoir l'ampleur. Larbi Belkheir, alors âgé de 51 ans, est un homme clé du pouvoir algérien, depuis que, directeur d'une école militaire, l'ENITA, il avait abrité la fameuse réunion qui avait décidé de la succession de Houari Boumediène, et adopté la règle du « plus ancien dans le grade le plus élevé ». L'application de cette règle avait porté au pouvoir Chadli Bendjedid, au détriment de Abdelaziz Bouteflika et Mohamed Salah Yahiaoui. Larbi Belkheir avait alors accompagné Chadli Bendjedid comme secrétaire général de la présidence ou directeur de cabinet, c'est-à-dire son collaborateur le plus proche pendant de longues années. Mais en cette journée de janvier 1991, les routes de Larbi Belkheir et Chadli Bendjedid se séparaient. L'un quittait la scène politique, l'autre y restait, pour tenter de tenir dans la bourrasque qui allait tout emporter. Chadli quittait la scène alors qu'il avait été à deux doigts d'entrer dans l'histoire par la grande porte. Il aurait suffi qu'il réussisse l'élection de décembre 1991 pour pouvoir se retirer tranquillement, après avoir assumé la succession de Boumediène et réalisé la transition vers la démocratie. Mais d'autres acteurs avaient contribué, chacun dans son coin, à faire échouer sa démarche. Le plus insaisissable était Ali Belhadj, un prédicateur islamiste radical, devenu une icône de toute une jeunesse. Animé d'une pensée simple - tout est dans le Coran -, proposant un programme encore plus simple - application de la loi islamique -, il avait réussi à mobiliser des millions de personnes autour d'un projet chimérique. Son compagnon, Abassi Madani, tentait de tirer les marrons du feu, mais lui aussi aspirait à prendre une revanche sur l'histoire, car cet homme du 1er novembre estimait ne pas avoir eu le destin qu'il méritait. Derrière eux, se tenait une garde qui avait monté l'appareil du FIS. Des quadras, avec une formation poussée, beaucoup d'ambition, et de la patience : ils avaient laissé les orateurs enflammer les foules en attendant que vienne le moment de gérer le pays. Et là, ce serait leur tour. Mais en décembre 1991, Ali Belhadj et Abassi Madani sont en prison. Abdelkader Hachani, fils d'un moudjahid célèbre, technicien en pétrole, tenait la baraque, et se trouvait dans une situation terrible : il avait mené son parti à une victoire historique mais il savait qu'il tenait en main une grenade dégoupillée. Pilier de la djazaara, ce courant islamiste qui prônait une ligne nationale, en opposition à l'internationalisme des frères musulmans et autres courants alors en vogue, il eut un destin éphémère avant d'être assassiné, des années plus tard, dans des conditions obscures. De l'autre côté de la barrière, Chadli Bendjedid comptait ses amis. Et en trouvait très peu. Abdelhamid Mehri, à la tête d'un FLN passé à l'opposition, et Hocine Aït-Ahmed, dirigeant historique du FLN puis du FFS, tentaient d'éviter le naufrage. Ils rencontraient Hachani, pour voir sa capacité à garder le contrôle du navire FIS, et plaidaient la poursuite du processus électoral. Mais la décision avait visiblement été transférée ailleurs, au sein d'un pouvoir, le vrai, celui qui a toujours compté en Algérie dans les moments de crise. Au sein du commandement de l'armée, la décision était prise. Le FIS ne prendrait pas le pouvoir. Il restait à trouver l'habillage qui serait donné à l'opération. Le général Khaled Nezzar, ministre de la Défense depuis dix-huit mois, allait jouer un rôle clé, avec le général Mohamed Lamari. Le premier était au fait de sa puissance, le second allait émerger pour gérer les suites militaires de la décision. Plus discrètement, Toufik Mediène et Smaïn Lamari, en charge des «services», mettaient le dispositif en place. Eux travaillaient dans la durée. Mais tout ce monde était plutôt discret. D'autres personnalités étaient mises en avant, pour occuper la scène médiatique, à l'image de Sid-Ahmed Ghozali, chef du gouvernement, qui déclarait que « les élections n'avaient été ni propres ni honnêtes ». Abdelhak Benhamouda, patron de l'UGTA, se lançait dans la création du Conseil national de sauvegarde de l'Algérie, le CNSA, en essayant, déjà, d'entraîner avec lui la fameuse société civile, sous la bienveillance de Abou Bakr Belkaïd, l'homme qui avait signé l'agrément du FIS en septembre 1989, alors qu'il était ministre de l'Intérieur de Kasdi Merbah. Ni Merbah, ni Belkaïd, ni Benhamouda ne survivront à l'épreuve. Au-dessus de cet édifice qui se mettait progressivement en place, allait émerger une étoile filante, un homme dont le destin était de traverser brièvement, encore une fois, l'histoire du pays à un moment décisif : Mohamed Boudiaf. Dix jours auparavant, Boudiaf avait déclaré que le pouvoir devait laisser le FIS assumer ses responsabilités et gérer le pays. Il acceptait pourtant de diriger un éphémère Haut Comité d'Etat, dans lequel il allait siéger en compagnie de Khaled Nezzar, ministre de la Défense, Ali Haroun, ministre des Droits de l'Homme, Tidjani Haddam, recteur de la mosquée de Paris, et Ali Kafi, patron de l'Organisation des moudjahidine et successeur de Boudiaf. Ces acteurs, au destin parfois tragique, tentaient de peser sur l'histoire du pays, mais le moment historique était visiblement défavorable. Rien ne pouvait arrêter l'engrenage.