C'est un étrange déséquilibre : la lutte contre la démocratie, con tre les militants opposants, les chômeurs qui travaillent leur destin, les droits de l'homme, la manifestation, les marches et les désobéissances est presque parfaite en Algérie. La lutte contre les enlèvements d'enfants, les kidnappings, les viols, les agressions, le mal et la délinquance est imparfaite. La police ou la gendarmerie ou le DRS retrouvent plus rapidement un opposant meneur de manifestations, l'interceptent à la gare d'Alger, avant l'hôtel, avant même qu'il ne quitte sa wilaya, mais peinent à retrouver un kidnappeur. On retrouve moins rapidement un disparu qu'un militant qui lutte pour la vérité sur la question des disparus. Pour reprendre une formule du DGSN actuel, la police pratique «la gestion démocratique des manifestations» mais la gestion molle de la délinquance. La raison ? La hiérarchie de la notion de Menace : comme dit par des internautes, le régime ne sent pas la menace d'un pédophile sauf peut-être à Londres ou à Paris où sont logés et enseignés ses enfants. Il sent cependant la menace de Zaïd Yacine ou d'autres militants. Du coup, la priorité est donnée à ce qui menace le régime, pas à ce qui menace le bon peuple. En Algérie, un simple policier de la circulation, scotché à un carrefour, le sait d'instinct : il doit charger le manifestant et surveiller le «politique», pas le délinquant. A cela s'ajoute une islamisation horizontale des corps de sécurité et leur talibanisation douce : les brigades surveillent plus les couples que les voleurs. Plus la jeune femme habillée court que celui qui lui vole son téléphone portable. La confusion est totale entre notion de police républicaine et mission de gardien de la morale à la Pasdaran. Les policiers algériens étant sous-formés idéologiquement comme le reste, ils basculent donc vers le bigotisme qu'ils connaissent le mieux. Et cela a de la conséquence sur la conception qu'ils se font de la mission pour laquelle on les paye et on leur délègue le monopole de la violence. Surveiller ou harceler un opposant est vu comme mission accomplie ou comme une question sur laquelle «Alger» insiste. Arrêter un voleur ne dépasse pas, en célébrité, le quartier de chacun. A Mostaganem, une militante récemment arrêtée et harcelée continuellement, s'est vu traiter de «f'haymiya» par une policière dans le fourgon de ramassage. Traduire : intello ou «poseuse» de questions dans un pays sans réponses. Et dans les commissariats algériens, la gestion de l'espace y est révélatrice : si vous allez déposer plainte, vous êtes traités et casés dans la même pièce qu'un agresseur, le vôtre ou celui d'un autre, et questionné avec la même rudesse que le voleur de téléphone : vous êtes de l'autre bord, le bord civil, volé ou voleur. Et il ne s'agit même pas d'un acte conscient, mais seulement d'une culture mentale. Amplifié à l'extrême, cela donne des corps de sécurité qui sont convaincus d'être là pour la sécurité du régime, pas celle des autres. D'ailleurs, le pays est distinctement divisé en deux dans la tête de chaque policier ou gendarme algérien : il y a la Houkouma, le Gouvernement alias l'Etat, le Pouvoir; et il y a le châabi, le peuple, le civil, le plébéien. La police bougera lentement pour une agression mais devient hystérique quand il s'agit de décorer une visite officielle ou assurer le cortège d'un ministre ou d'un directeur de DGSN. Dans l'équation, le «civil» est vu comme synonyme de menace, désordre, foule, envahissement, lourdeurs, violence. L'Etat est vu comme uniforme, ordre, hiérarchie, caserne, légitimité. Les corps de sécurité se conçoivent comme gardiens d'une hiérarchie, pas d'un ordre ou d'une paix. «C'est Bouteflika qui me paye, pas toi», a résumé doctement un jour un policier en civil au chroniqueur, à Oran. Bouteflika n'ayant pas des enfants qui peuvent être kidnappés, ne risquant pas de se faire voler son téléphone ou sa voiture ou ses meubles, ne se promenant jamais sans ses gardes du corps, n'ayant jamais à déposer plainte, les policiers ou les gendarmes se hâteront donc lentement pour lutter contre la délinquance ou le crime qui ne touchent pas Bouteflika en tant que système. On ne tire pas sur le peuple en Algérie, mais on continue de croire qu'il faut l'avoir dans le viseur, au bout du canon. Et puisque tout policier ou gendarme n'a qu'une arme, il ne peut pas à la fois surveiller le peuple et les voleurs, les agresseurs, les kidnappeurs, les gens méchants et les mauvais conducteurs. Le choix a été fait. Discrètement.