L'attentat sanglant qui a touché la petite ville turque de Reyhanli, à la frontière avec la Syrie, est un développement grave mais il serait faux de dire qu'il était totalement imprévisible. Il faisait partie des «possibilités», tout simplement. La guerre civile en Syrie, l'afflux de dizaines de milliers de réfugiés, la présence de groupes combattants sur le territoire turc et l'arrivée de milliers de candidats au djihad venant d'un peu partout, y compris d'Europe, créent une situation compliquée. Les services de sécurité turcs ont beau être vigilants et efficaces, il y a trop de mouvements dans la zone pour tout contrôler. Ankara, très engagée contre le régime de Bachar Al-Assad, a rapidement dégainé contre Damas et cela également était prévisible. Ce qui ne veut pas dire que l'accusation est fondée, Damas n'ayant à priori aucun intérêt à aggraver la «colère turque». Rien n'interdit dans l'absolu de spéculer sur une démarche «sophistiquée» destinée à montrer à l'opinion turque que l'engagement d'Erdogan en faveur de la rébellion peut être coûteux. On ne peut exclure aussi une provocation destinée à inciter la Turquie à s'engager militairement en Syrie. Pas plus qu'on ne peut occulter l'hypothèse forte que des activistes turcs ont agi par eux-mêmes pour déstabiliser un gouvernement dont la politique syrienne est loin de faire l'unanimité. Une bonne partie de l'opinion en Turquie y est hostile et craignait un éventuel retour de bâton. Erdogan a accusé le régime syrien de vouloir entraîner la Turquie «dans un scénario catastrophe» en appelant à la vigilance et au sang-froid face aux «provocations visant à attirer la Turquie dans le bourbier syrien». C'est un message qu'il devrait s'adresser à lui-même d'abord. Dans le climat de guerre qui sévit en Syrie et dans lequel la Turquie est très impliquée rien n'est exclu. Le ministre turc des Affaires étrangères en parlant des 9 personnes turques arrêtées, en liaison avec ces attentats, a parlé d'une organisation marxiste d'extrême-gauche. Le ministre de l'Intérieur turc parle de son côté «d'organisations proches du régime syrien». Damas a, sans surprise, nié toute implication dans l'attentat sans rater l'occasion d'enfoncer un clou : «C'est Erdogan qui doit être questionné sur cet acte (...). Lui et son parti en assument la responsabilité directe». La politique du gouvernement turc à l'égard de la Syrie et le soutien apporté à la rébellion font polémique depuis des mois dans le pays. Cette implication de plus en plus grande et ouverte, avec des déclarations très véhémentes d'Erdogan contre les dirigeants de Damas, a peut-être eu le défaut d'ignorer les facteurs de la géographie. Et de ses nuisances. Entre la Syrie et la Turquie, il y a 910 km de frontières. Ce serait pur angélisme de croire que la guerre en Syrie et la transformation de la zone frontalière en un nouveau Peshawar resteraient sans impact pour la Turquie. Et certains commentaires, très critiques, de la presse turque le rappellent au grand embarras du gouvernement. La Turquie est en train de «s'enfoncer dans le marécage syrien» où elle est devenue «partie prenante» (journal Miliyet). «Cumhuriyet» est encore plus tranchant en soulignant que quels que soient les auteurs de l'attentat, «ce massacre est le produit des politiques belliqueuses du pouvoir» turc. Erdogan devra aussi faire avec une réaction, en général hostile, de l'opinion turque contre les réfugiés syriens. Quant au «scénario catastrophe», cela fait des mois qu'on est dedans. Il est la conséquence logique du veto extérieur à la recherche d'une solution politique à la crise syrienne.