Pour l'Empire, la souveraineté des Etats, même officiellement amis, n'est pas un obstacle ni une ligne à ne pas franchir. Cela vaut pour les autres La Libye, «libérée» de Kadhafi par l'Otan et les Américains, au point de sombrer dans des désordres sans fin, l'apprend à ses dépens. Un commando des services spéciaux américains est intervenu, en plein jour, à Tripoli pour enlever un djihadiste présumé, Abou Anas Al-Libi, accusé par les Etats-Unis d'être impliqué dans les attentats contre les ambassades américaines en Tanzanie (11 morts, 70 blessés) et au Kenya (213 morts dont 12 Américains) en 1998. Abou Anas Al-Libi, de son vrai nom Nazih Abdul Hamed Al-Raghie, 49 ans, était membre du Groupe islamique de Combat libyen (GICL) et aurait rallié Al-Qaïda. Sa tête était mise à prix pour 5 millions de dollars. Pour marquer encore plus clairement l'insignifiance d'un gouvernement libyen déjà régulièrement humilié par les milices, un responsable américain a enfoncé le clou en indiquant à la chaîne CNN que le gouvernement libyen a été informé de cette opération. Et comme pour signifier que la volonté de l'Empire est loi, le porte-parole du Pentagone, George Little, n'hésite pas à parler de détention «légale» après l'enlèvement au grand jour. «A la suite d'une opération américaine de contre-terrorisme, Abou Anas Al-Libi est actuellement légalement détenu par l'armée américaine dans un endroit sûr à l'extérieur de la Libye». «Légalement». L'EMBARRAS DU GOUVERNEMENT LIBYEN Il ne reste plus au pauvre gouvernement de Tripoli qu'à user de superlatifs pour essayer de sortir indemne d'une opération où il est soit «complice» soit totalement insignifiant. Car si le gouvernement libyen avait été «informé», il aurait été coupable d'avoir laissé faire une opération de commando sur son territoire. Sa situation serait sans doute moins délicate s'il avait procédé lui-même à l'arrestation d'Anas Al-Libi pour le remettre aux Américains. En déclarant, de manière officieuse, que Tripoli avait été informé, les Etats-Unis ne laissent aucune marge à ce gouvernement. Tous ceux qui en Libye, y compris parmi les islamistes et les milices, veulent en découdre avec le gouvernement se retrouvent avec une affaire très opportune. La lecture qui saute aux yeux est que le gouvernement libyen n'avait pas le courage d'arrêter Anas Al-Libi qui est dans la liste des «wanted» des Etats-Unis, encore moins pour empêcher l'action américaine. La doctrine Brejnev des années 60 dite de « souveraineté limitée » pour les Etats européens satellites de Moscou, est étendue à l'ensemble du monde par les Etats-Unis. Pour la Somalie, pays en débandade et en état d'anomie, l'intervention d'un commando contre un membre des shebab et dont le résultat est incertain, ne constitue pas une surprise. Mais avec la «prise» de Tripoli, le secrétaire d'Etat américain, John Kerry, pouvait crier victoire. «Les Etats-Unis ne cesseront jamais leurs efforts pour que les responsables d'actes de terrorisme rendent des comptes», a-t-il déclaré. Parlant des raids lancés en Somalie et en Libye, il a ajouté que ces «membres d'Al-Qaïda et d'autres organisations terroristes, même s'ils s'enfuient, n'arriveront jamais à nous échapper». LA REPONSE DU FAIBLE Le gouvernement libyen qui n'en mène pas large s'est empressé de nier avoir été informé préalablement par les Américains. Dans un communiqué, très prudent et peu critique, il déclare suivre les «informations sur l'enlèvement d'un citoyen libyen recherché par les autorités des Etats-Unis (...)» et que dès qu'il a entendu l'information, il a contacté les autorités américaines pour leur demander des explications à ce sujet». Tripoli s'est dit soucieux de «voir les citoyens libyens jugés dans leur pays quelles que soient les accusations à leur encontre». Tout en rappelant que la Libye était liée aux Etats-Unis par un «partenariat stratégique», en particulier dans les domaines de la sécurité et de la défense, le «gouvernement espère que ce partenariat stratégique ne sera pas pénalisé par cet incident». C'est la réponse du faible très faiblement exprimée par un gouvernement qui n'arrive pas à arrêter la déliquescence sécuritaire du pays. 17 militaires libyens ont été tués samedi dans l'attaque contre un poste de contrôle de l'armée, non loin de Béni Walid. L'Etat-major de l'armée a dénoncé des «forces hors-la-loi et d'ennemis du peuple libyen qui veulent déstabiliser le pays et semer les dissensions» et promis de «les pourchasser». En juin dernier, six soldats ont été tués dans un point de contrôle de l'armée au sud de Syrte. Béni Walid est connu pour être un des derniers bastions pro-Kadhafi à être tombé après l'intervention occidentale. Mais les auteurs possibles de l'attaque sont nombreux dans un pays déstabilisé et travaillé par les rivalités tribales et où les groupes armés se sont multipliés face à un gouvernement central faible.