Il n'en demandait pas tant. Quarante- sept, virgule trois pour cent de la population en âge de voter, en décidant de s'abstenir, en décidant de passer ce jour solennel chez soi, ou à la campagne, ou encore au bord de mer, ces millions d'électeurs ont non seulement failli à leur devoir, mais encore proclamé qu'ils avaient rendu les armes. Ils se mettaient sur la touche. Le choix est peut-être respectable mais, décidément, fâcheux. N'est pas Gandhi qui veut. Imaginez un seul instant qu'ils se soient mobilisés pour voter, pour ou contre le président sortant, être les témoins de longues queues de femmes et d'hommes pour mettre dans l'urne l'enveloppe de tous leurs espoirs. Croyez-vous, sérieusement, qu'ils se seraient croisés les bras le lendemain du scrutin ? Qu'ils auraient tourné la tête pour regarder ailleurs ? Qu'ils se seraient laissé voler sans réagir ? Dans l'hypothèse où toutes ces voix s'étaient exprimées, additionnées à celles recueillies par les candidats de l'opposition, croyez-vous sérieusement que la manipulation que dénonce M. Benflis aurait pris la taille d'un camion circulant dans un boyau de rue de nos casbah ? Non. Cela aurait été trop gros. Même ceux qui se prétendent muets mais qui n'en pensent pas moins n'auraient pas laissé faire sous peine de se discréditer. Cette abstention massive fut du pain bénit -comme on dit sous d'autres cieux- pour le président sortant. Pour tous ceux qui le soutenaient. Les chaises vides ont permis, en nous référant aux situations historiques dans le monde, en même temps que le retrait de la table de négociation sur l'avenir de la Corée, la présence américaine en Corée du Sud sous le badge des Nations unies. La chaise vide, pour les peuples épris de paix et de justice dans le monde, est à l'origine de la création de l'entité sioniste. Pour ne citer que ces deux exemples. Même si je prétends que le candidat le plus en vue de l'opposition n'a pas su négocier son virage pour son retour sur la scène publique, appeler les autres formations à s'unir après avoir construit un parti structuré toutes ces années où il s'éloigna de la scène publique -et non politique, certainement- je me dois de lui reconnaître qu'il a tout de même joué son va-tout et tenté l'impossible. Certainement, il n'espérait pas l'emporter. Ou bien en rêvait-il. Mais, en poussant la logique de l'ouverture démocratique contre le mur, il aura au moins démontrer que, de la mission impossible pourra naître celle du possible. Et ce sur quoi il travaille, comme il proclame. Remettre la pyramide à sa place, sur ses bases. Du plus large fondement à la direction. Et non pas l'inverse. On doit constater qu'il aura retenu la leçon qu'un homme, quel qu'il soit dans l'histoire de ce pays ou dans la projection qu'il en donne n'est pas capable, face aux dispositions prises par le régime, de renverser le cours du jeu. Et cela, dans le plus idyllique système démocratique qui soit. La conférence nationale en perspective en témoigne. Certains le voudraient l'architecte d'un chapiteau où il ne serait pas forcément celui qui l'inaugurera lors de la première représentation. En espérant qu'il prendra le temps de regarder derrière lui, de voir ce que sont devenus les opposants d'hier -fins connaisseurs pourtant du système- qui déposèrent les armes. Le Cid aurait dit : «Avant de combattre, ils s'estimaient perdus». Et de conclure qu'il ne serait peut-être pas l'homme, le candidat à la prochaine présidentielle, parce que les évènements vont trop vite et qu'à un certain âge, il faut savoir devenir «le fils de son fils» pour l'écouter parler d'un monde qui dépasse le père. Que l'assise populaire de l'opposition devra s'élargir et s'approfondir, prendre racine. Que de cette assise doit naître une nouvelle culture politique. Qu'il n'est pas impossible qu'un homme de quarante- cinq ans, capable de parler toutes les langues du pays pour convaincre chaque région, chaque homme pour s'adresser tout à la fois à sa raison et à son cœur, un pur produit de la nouvelle génération pour reprendre le flambeau. Et «oser lutter, oser vaincre» comme nous l'écrivions citant la phrase du brésilien Carlos Lamarca. Vaincre la peur, le désintérêt, l'abandon du futur. Répondre aux désirs de justice de la jeune génération avant qu'elle n'envahisse les rues. Dans un documentaire diffusé par une chaîne étrangère, un prestigieux directeur de journal français du soir, à son retour de vacances, un certain mois de mai 1968, demanda, au cours de sa conférence de rédaction du matin, à propos des manifestations de rue à Paris : «Mais qui sont donc ces voyous ? » «Nos enfants, monsieur», lui répondit un chef de rubrique.