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Lire un journal est une formation de l'esprit
Publié dans Le Quotidien d'Oran le 14 - 12 - 2014

«C'est la profonde ignorance qui inspire le ton dogmatique» Jean de La Bruyère (1645-1696)
Lire est un défi au néant et au gouffre du monde! C'est ainsi que je pourrai définir si l'on me demande ce qu'est la lecture. Mais pourquoi lit-on? Cette question m'a toujours interrogé.
Ce n'est pas du tout un pléonasme, oui je le répète, elle m'a interrogé. Je me suis souvent dit : la lecture est-elle une envie fantaisiste, un penchant au creusement et à l'exploration de soi par l'expérience, le vécu, la pensée et la fiction des autres ou un renoncement au combat sur le terrain social? Difficile de donner une version exhaustive de la réalité des choses si l'on ne tient pas compte du fait que la lecture est d'abord un besoin social comme le boire et le manger, le sommeil et le réveil. Un roman par exemple n'est-il pas une course derrière l'extase, le fantastique et l'extraordinaire?
Ne donne-t-il pas à son lecteur le goût de l'aventure entre ses pages? De même une nouvelle, un récit ou une biographie n'incitent-ils pas à une plongée entre les interstices du vécu des gens et, bien sûr, le mystère des mots dont ils se servent? La littérature en général, qu'elle soit livresque ou journalistique se reconnaît en son essence par la beauté du mot. Tout est dit de par le passé avec un style particulier mais tout est à redire maintenant et dans le futur d'une autre manière et sous un autre angle de vision. Le charme et le secret de la sempiternelle dialectique entre la lecture et l'écriture sont là. Un journal n'est-il pas par ses différentes rubriques un plaisir qui offre une chance d'évasion à l'esprit? On s'y perd, on s'y cherche et on s'y retrouve dans une enivrante quête du vrai. On peut fort bien supposer sans peur d'être contesté que chaque ligne lue soit une délectation supplémentaire à nos cerveaux harassés par les contrastes de la vie, l'injustice du monde et la dureté du quotidien. Qui d'entre les mortels alphabétisés que nous sommes ne s'est-il jamais émerveillé au moins une fois dans sa vie devant un poème déniché dans un bouquin, un article, une chronique ou un fait divers rapporté à chaud par la presse? Notre relation à l'écrit est une question de justification de notre existence. Une question dirais-je même d'engagement, de mémoire et de survie. D'autant que tout un chacun éprouve cette tentation obsédante de lire derrière la façade tranquille des mots, y habiter, y respirer, y vivre au-delà de toute contrainte. Les mots seraient un trésor à même de nous assurer un certain épicurisme et un apaisement spirituel pourvu qu'on sache en manier l'usage. Car ils peuvent parfois être trompeurs, nous tendant des pièges là où l'on s'y attend le moins, tapis derrière le parapet du mensonge et du double langage. Les mots se vengent de nous dès lors qu'on cesse de les estimer à leur juste valeur. Ils sont certes magnanimes mais n'en restent pas moins rancuniers, délateurs et stupides. Bref, ils portent en eux-mêmes aussi bien une partie de notre sens de discernement que de nos bêtises!
J'écris souvent avec un crayon, cela m'évite les bavures de l'encre et les embardées de la plume, ça me permet aussi de bien vérifier la véracité de l'information, m'assurer de la pertinence de l'analyse, effacer par une gomme les fioritures du style, revoir le contexte de mes phrases, ajuster au maximum un lexique jugé, de près ou de loin, approximatif. L'écriture est à mon humble avis une entreprise de rectification en renouvellement constant, une double lecture et un labeur qui ne s'affranchissent jamais de la rigueur, et d'un lourd fardeau de responsabilité envers le lecteur. Celui-ci n'est autre que l'ami virtuel qui, du lieu où il se retrouve, a le pouvoir de critiquer et de juger la qualité du produit symbolique de son vis-à-vis. Il y a là-dedans toute une pédagogie, un respect, une passion, une réciprocité et une liberté sans commune mesure avec une simple dénonciation d'un marasme social ou d'un tracas personnel rencontré sur les sentiers de l'existence.
Autrement dit, il y a entre l'émetteur et le récepteur non seulement de la complicité mais aussi la notion du partage de la connaissance, des problèmes, des préoccupations et des réalités sociales dont le dénominateur commun n'est autre que la recherche du bonheur commun.
Ce qui déclenche inéluctablement un processus de prise de conscience citoyenne et un élan de liberté. Jusqu'à un âge très récent, les journaux ont joué le rôle de courroie entre ceux d'en-bas et ceux d'en haut. Emile Zola (1840-1902) nous en a donné la preuve la plus frappante. Avec son «J'accuse» historique, il a mis à nu l'obsolescence du système de la III république qui a vu dans le paria Dryfus, un alibi pour ses turpitudes. Zola fut en hexagone un défenseur des prolétaires et un grand résistant de la plume. En Algérie, la liberté d'expression fut arrachée au forceps et une évolution notable est constatée. Néanmoins, nos médias n'ont pas encore dépassé le stade de la peur de la censure, des pressions et des chantages des cercles du pouvoir et d'affaires. Des lacunes restent à colmater. A travers sa rubrique hebdomadaire «l'Actualité autrement vue», Le Quotidien d'Oran a pu, comme certains rares journaux de la presse écrite, ouvrir une brèche dans cette chape de plomb qu'est notre réalité sociale d'aujourd'hui en Algérie, offrant un espace au débat contradictoire et à la confrontation d'idées. Une initiative d'autant plus intéressante qu'il y a chez nous un manque terrible de revues spécialisées. Notre réalité est, il faudrait bien se l'avouer ici, frappée par une incroyable inertie. Notre pays est devenu un désert culturel, il n'y a ni politique du livre ni de culture, encore moins d'éducation. Les masses assoiffées du savoir n'ont pas trouvé, hélas, de l'eau pour se rafraîchir dans la fontaine sèche de leurs élites assoiffées du pouvoir! La disparité est énorme.
Elle ne se mesure qu'en haine et mépris réciproque. Or, n'est-ce pas la lecture qui nous blinde d'amour et du respect? N'est-ce pas, elle aussi, qui nous forme, nous forge et nous prépare à cet avenir de toutes les incertitudes? N'est-elle pas une arme efficace contre le dogmatisme, le fanatisme, le terrorisme et sui generis? Un peuple qui ne lit pas est, sans aucun doute, un peuple malléable et corvéable à merci.Un peuple colonisable aussi. Reprenant à son compte l'idée du philosophe athénien Platon (428-347 Av-J.C), l'écrivain mexicain Carlos Fuentes (1928-2012) disait même que l'écriture est un acte parricide. En un mot, un geste qui tue «symboliquement» le père rien que pour le magnifier et le sublimer, c'est-à-dire lui enlever toute connotation violente ou autoritaire.
Le mot est l'égal de la liberté, il détruit l'autorité, jette les barrières du tabou, brise les murs de l'incompréhension, envahit l'espace plombé qui nous sépare de la sensibilité. Cette obsession de l'ombre paternelle qu'il fallait détruire se trouve également mise en évidence dans les écrits de Juan Rulfo (1917-1986). Dans une fiction haletante intitulée «Pedro Paramo», il tient subtilement le lecteur par la main, l'invitant à déconstruire le puzzle d'un drame familial par la sonorité, la musique et la tendresse des mots.
Un acte qui dans transgression, épouse les contours d'une féminité pure, douce et anti-conformiste. Le texte qui se dévoile par petites gorgées n'est-il pas, en somme, comme cette femme qui se livre sous les feux et les lampes à un strip-tease, laissant les yeux séduits de ses contemplateurs se rincer de ses courbes et de ses rondeurs? Au fait, pour poser la problématique autrement, le plaisir du texte n'est-il pas plaisir du sexe comme l'affirme le linguiste Roland Barthes (1915-1980)? Pour Rachid Boudjedra oui. L'écriture est avant tout un rapport charnel et intime entre le corps et l'âme. Ainsi la plume n'est-elle, à l'en croire, qu'un membre phallique qui par sa pointe marque l'incipit des préliminaires avec la feuille.
Des ébats fougueux qui accouchent du mot. En vérité, on couche des mots sur papier pour mieux coucher avec eux dans notre esprit puisqu'ils nous tiennent compagnie dans les moments de solitude. Ils nous consolent, nous bercent et nous distraient. Comme ils sont magnifiques! L'érotisme de cette image s'étire de bout en bout dans notre intérieur. Il s'en empare même.
Il écrase la sensation d'orphelinat qui pourchasse le noircisseur du papier que je suis, exhumant ses hantises les moins avouables et s'opposant à la machinerie asphyxiante de l'ordinaire ou du « tout va bien» dans laquelle se complaît son entourage. Enfin, vive le débat, vive la démocratie, vive la liberté et vive l'Algérie!


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