Suite et fin LES ECOLES LIBRES, LES NADIS, DES HAUTS LIEUX DE CULTURE ET DE SOCIABILITE CITADINE La création des écoles libres fut suivie parallèlement par la naissance des premiers cercles en tant que lieux d'une résistance qui ne fut pas seulement religieuse puisque menée également sur le front de l'art. Elles tirent partie de l'héritage et font de sa réappropriation une contre-culture face à l'occupant, car l'appartenance nationale et la citoyenneté se confondent avec l'identité religieuse. Ce moment de nouveau souffle vit fleurir de nombreux nadis. La musique, pour sa part, allait servir de vecteur à l'expression de l'identité nationale avec tous ses symboles et ses valeurs. L'art musical qui imbibait fortement la société citadine avait déjà ses propres espaces de convivialité ou d'apprentissage à travers les endroits traditionnellement appelés Masriyate situés à l'intérieur de la vieille médina médiévale (sorte de mezzanine aménagée en entresol avec petites fenêtres d'accès indépendant, donnant sur la ruelle au-dessus de la porte d'entrée de la maison). Ces 'homes'', accueillant plus tard les nadis comme lieux privilégiés d'expression à l'intérieur de la vieille médina, servaient historiquement de lieux discrets où se nouaient les contacts et où s'engageaient également les discussions sur les sujets chauds et comme centre d'intérêt l'avenir de la société musulmane en Algérie. Voire les Doukkans, ou échoppes, les ateliers d'artisans ou encore les Foundouks, ou caravansérails, qui étaient au nombre de quinze ayant survécu jusqu'à l'occupation en 1842 et qui furent ensuite de moitié détruits sous prétexte de tracé urbain moderne de la ville en même temps que plusieurs mosquées, les médersas al-Yacoubiya, des Ouled al-Imam, le palais (Kasr al Qâdim) où était enterré le roi-poète zianide Abou Hammou Moussa II. Ces lieux populaires actifs, de vieille sociabilité citadine, s'animaient tous les soirs en même temps que les cercles qui, généralement, regroupaient l'élite urbaine de divers profils parmi notamment les instituteurs, les fonctionnaires, les artisans, les esthètes et amateurs d'art. Ces nadis devenus des motifs de fierté et d'appartenance sociale et culturelle survivaient grâce aux adhésions et à l'action de mécénat. « Hormis les conférences, l'animation était tantôt musicale tantôt théâtrale », notait dans ses mémoires le vieux instituteur Allal Kahia, premier président de Nadi Saada créé en 1930. Ce mouvement de renaissance fut marqué au début du XXème s. par la création de la première troupe théâtrale en 1913 par le professeur Ghaouti Bouali et en 1910, du premier club de football, Le football club de Tlemcen fondé par Abdelhamid Bouayed Agha (interprète père de l'historien Mahmoud Bouayed Agha) et dont le futur nationaliste maghrébin, Messali Hadj, figurait parmi les sociétaires-joueurs. Ces espaces, les nadis, constituaient un des aspects de l'héritage de notre modernité. Ils ont participé tant par l'exemplarité du rôle dans lequel les ont confinés les élites, l'affirmation de la vie politique, sociale et culturelle dans la cité. La culture était dans les cercles, celle de l'engagement, une manière de se libérer de l'ordre colonial en ce moment où les mots faisaient surtout référence à un discours de défiance et de méfiance. Ayant joué un grand rôle dans la prise de conscience, les 'Jeunes années'' des nadis, refuge de l'humanité pendant les durs moments de la présence coloniale, n'ont pas pu faire école la période post-indépendance. A l'indépendance, ces foyers politico-culturels ont malheureusement disparu sans jamais être réactivés et cela au gré du contrôle extrêmement serré de la vie politique et culturelle. Dans l'histoire moderne de l'Algérie, la séquence des Jeunes 'éveillés'', issus du milieu privilégié des premiers intellectuels, correspond à l'expérience politique menée par l'élite dans les vieilles cités. Après le choc colonial, elle a constitué une expérience très riche qui a donné lieu à une mobilisation caractérisée notamment par la création des premières associations d'où l'originalité de cette transition lancée par la jeunesse et qui a favorisé l'émergence d'une société civile. C'est dans le milieu de la jeunesse des nadis que la personnalité de Messali Hadj (1898-1972) s'est affirmée, d'où sa formidable foi patriotique, s'affirmant constamment Algérien, membre fondateur du premier parti national, l'Etoile nord-africaine (ENA). Dans l'histoire politique moderne en Algérie les nadis, ces lieux de rencontres et d'échanges, ont constitué certes, un moment important dans l'éclosion de la première élite du dire politique, du débat et du pluralisme marquant ainsi le début d'une évolution tout à fait originale, renforçant la conscience nationale militante. C'est pendant cette phase préliminaire à la lutte politique que commencèrent à se développer les pratiques participatives, avec de subtils équilibres entre les différents courants, traçant de nouveaux horizons. L'élite au sein des nadis ne s'est pas arrêtée là, marquant un net désir de recherche dans le domaine de l'histoire de l'art dit andalou. Les jeunes, couverts aussi du vocable de Fetyans, dont l'instituteur Mostéfa Ben Aboura (1875-1930), membre actif du mouvement des nadis en collaboration de Ghaouti Bouali (1874-1934) déjà cité, et le professeur Mohamed Bensmaïl (1884-1947), comprirent l'enjeu jamais entrepris auparavant par un Algérien celui de la transcription en notation d'une bonne partie du patrimoine musical de la 'Sana'aGharnatia'' (dont certains morceaux restaient inédits à ce jour). Cette codification fut présentée pour la dernière fois au congrès de musique arabe qui s'était tenu à Fès en 1939. A ce congrès, l'Algérie était représentée par l'orchestre dirigée par le professeur Mohamed Bensmaïl avec la participation de cheikh Abdelkrim Dali. Nous rappellerons, dans le même élan, la mobilisation des Jeunes dans les viviers qu'étaient les cercles dans l'environnement de vie de la cité Mohamed Bensmaïl alors professeur de langue arabe et berbère à Rabat, de 1917 à 1921, fut sollicité à créer le premier nadi créé au Maroc pour la transmission de la musique andalouse, du nom d' al-Andaloussia, à Oujda, en 1921. De ce cercle émergèrent de grandes figures de la chanson andalouse dont cheikh Salah Benchaabane, Ouarad Boumédiène Nous rappellerons pour l'occasion que les trésors d'archives et de documentation des cheikhs Mostéfa Aboura et Ghaouti Bouali ont été versés au domaine culturel de l'Etat à l'occasion de Tlemcen capitale islamique, en 2011 alors que d'autres trésors d'archives sont encore jalousement protégés. LE ROLE DES ELITES DES NADIS : DU TRADITIONALISME A LA MODERNITE Motivés par la même ardeur en faveur de la protection des valeurs historiques de l'identité pour une résurgence culturelle, d'autres nadis à orientation culturelle nationaliste ont également essaimé à travers la ville. Ils étaient élargis à toutes les couches sociales avec cependant chacun son obédience politique et culturelle allant du traditionalisme à la modernité jusqu'à la tendance progressiste. Ces cercles, ou espaces de vie publique, mobilisaient, d'une manière inédite une pépinière de nationalistes de profils différents : Abdelkader Mahdad, Mohhamed Badsi, Mohamed Guenanèche, Boumediene Maarouf, Mohamed Mamchaoui, Mustapha Berrezoug, Choaïb Tchouar, Abdelkrim Benosmane, Abdelhamid Bénachenhou, Mohamed Benblal parmi eux également les noms d'illustres martyrs : le médecin-généraliste Bénaouda Benzerdjeb, l'ophtalmologiste Tidjani Damerdji, le pharmacien Lakhdar Benseghir, le professeur Sid-Ahmed Inal, l'héroïne Maliha Hamidou des échantillons représentatifs de la génération des nadis inscrits dans une démarche tout à fait libérale. Parmi ces lieux de résistance culturelle et politique nous citerons les associations : 'Jeunesse littéraire musulmane '(1916), ' Nadi es-Saada'(1930) (nationaliste), 'Nadi Radja''(patriotique) (1928), 'Nadi Islami''(Oulamas) (1924),'' Les Amis du livre''(1927), 'Sanoussiya'' (1934), 'Nadi Ittihad'' (progressiste) (1934), SLAM (1934), 'Rachidiya'' (1948) (société artistiques et musicales) Dans ce mouvement libéro-patriotique et progressiste, la laïcité que la loi de 1905 a établie, ne satisfaisait pas encore l'élite car ne rimant pas sur le terrain avec les principes d'égalité et de liberté. De diverses colorations politiques, l'existence de ces coins d'échanges et de dialogue démontraient parfaitement bien que les Algériens n'étaient pas dépouillés de tout ancrage politique et idéologique. Certains cercles, ou nadis, défendaient avec force conviction la lecture et ont créé 'les Amis du livre' et 'les Amis du manuscrit''(1948) Ces bouillonnants espaces ont fait leur preuve en devenant des lieux d'éclosion de grandes figures littéraires et artistiques dont l'écrivain Mohamed Dib, Abdelmadjid Meziane, Mohamed Gnanèche, Djelloul Yellès les peintres Abdelhalim Hemch, Bachir Yellès . Nous rappellerons que l'écrivain algérien Mohamed Dib n'est autre que le petit-fils du grand maître de la musique andalouse Mohamed Dib connu pour avoir participé à l'exil des Algériens en Turquie et en Syrie, rejoignant en cela l'acte de désobéissance civile ou Hidjra de 1911. Le milieu très actif des cercles encouragea la naissance d'une floraison de troupes à caractère culturel, sportif, religieux et caritatif dans l'espace de sociabilité dans la vieille cité des Zianides. Dans le contexte des activités de ces associations émergeront, parallèlement, des personnalités, des acteurs politico-culturels au sein de la société dont nous citerons : le professeur Abdelkader Mahdad, féru de culture andalouse, auteur du commentaire de l'œuvre intitulée les poèmes à chanter et à danser, 'Ounwan al-Mouraqîssat oua-l-Moutaribat'' de Maheddine Ibn Arabi (XIIème s.) et un large commentaire du livre intitulé 'Zad almouçafer'' (Le viatique du voyageur) de Aboubekr Sofiane ibn Idriss al-Murçi (XIIème siècle). Ce linguiste et hispanisant, président-fondateur de l'association Jeunesse littéraire musulmane sera plus tard en 1946 membre fondateur avec Ferhat Abbès et le docteur Saâdane de l'UDMA. Le mouvement de résurgence animé par les Jeunes algériens à travers les nadis, fruits des avant-gardes qui ont démontré une certaine capacité de résistance et ont déjà engagé leurs ainés, ne s'arrêta pas aux seuls travaux cités plus haut consacrés à la musique dont la protection du patrimoine était accomplie à l'instar d'une cause mystique. D'autres compilations consacrées aux œuvres de poètes et à la musique seront entreprises par l'élite moderniste. Nous citerons par là l'œuvre de Si Mohamed Bekkhoucha et le musicien lettré et poète Si Abderrahmane Sekkal sur la musique andalouse fondateur post-indépendance de l'association 'en-Nahda'', à Oran. Le premier publié en 1936 sa compilation de l'œuvre du poète du Dahra Sidi Lakhdar ben Khlouf à Tétouan et avec son ami le lettré musicien Sekkal son : Anthologie intitulée 'Les printanières'' à Tlemcen, aux éditions Ibn Khaldoun. A l'indépendance, Si Mohamed Bekkhoucha fait paraître aux éditions SNED son livre sur l'illustre poète du 'Beldi-hawzi'' Said ben Abdellah al-Mandassi (XVIème s) (en 2 tomes, 1 seul tome ayant paru à ce jour) dont une partie des œuvres a trouvé chemin dans la 'Sana'a''. Le professeur à la médersa Abdelhamid Hamidou (père de l'héroïne de la révolution Maliha Hamidou) un renaissant-nahdiste est aussi auteur de nombreuses études publiées dans 'Revue africaine'' sur la poésie et la chanson populaire andalouse dont une publication concerne la vie et l'œuvre du grand poète-musicien et archétype au début du XVIIIème siècle du Beldi-Hawzi, Mohamed Ben M'saib. Il est également l'auteur d'un livre intitulé 'Saada al-Abadiya' (Le bonheur éternel, Fès, 1940) portant sur l'œuvre de Sidi Abou Madyan Choaïb. D'autres recueils en manuscrits avec codification universelle traitant du 'Zendani'' ou le chant libre à caractère trivial incarnant la vie dans la cité et ses débauches, des 'Tchanbar enqlabate sika'', recueil des 'Qâdriyas', gâteries musicales dont les poèmes sont puisés dans le répertoire des poètes-musiciens populaires du 'Beldi-hawzi'' clôturant une longue nouba, enfin, des 'Tawchias'' (Rasd, raml ) jalousement conservés attendent encore d'être publiés un jour. Les associations de bénévolat dont la création reste encore à ce jour une question dérangeante (voir le cas de nombreuses fondations pieuses de main morte ou 'Habous'' et des associations frappées d'arrêt : ADESC, JASR, Ahbab tourath ) travaillant aujourd'hui dans l'ombre et dans l'oubli total des institutions publiques chargées de la culture, méritent bien un sort meilleur. A Tlemcen où il n'existe pas encore de conservatoire et où le festival de la 'Sana'a-gharnata'' fut annulé après plus de vingt années de son existence alors que le travail de mémoire concernant le lourd héritage culturel mérite aide et encouragement de l'Etat. La société civile de l'élite qui a prouvé son engagement dans le passé et le présent a besoin aujourd'hui encore, comme hier, de s'investir dans les affaires collectives à travers les espaces à l'instar des nadis qu'il faut peut-être réinventer. * Enseignant-chercheur et auteur. Auteur et producteur (Conférence colloque international sur les musiques anciennes. Ministère de la Culture, Alger 2015). Bibliographie : - Florilège histoire, art et politique. El hassar Salim, El hassar Mohamed al-Amine (Dalimen, Alger, 2011) - Les Jeunes Algériens et la mouvance moderniste. Les frères Larbi et Bénali Fekar El hassar Bénali. Paris, 2013. - Le rêve moderniste en Algérie au début du XXème s. El hassar Bénali(Paris, 2013). - Les Algériens musulmans et la France (1873-1919). Charles-Robert Ageron P.U.F de France, 1968.