La grande école de musique arabo-andalouse de la «sana'a», «âla» ou «gharnata» de Tlemcen n'a cessé ces dernières années de reconquérir sa mémoire poétique et musicale confinée dans les «Kounnach» gardés jalousement par des esthètes, gardiens de la mémoire et amateurs d'art. 1ère partie La vieille cité des zianides, conservatrice des vieilles traditions, demeure incontestablement parmi les villes du Maghreb qui ont fourni la plus grande matière en archives et en documentation historique, littéraire et musicale concernant cette musique. Adaptée initialement aux «Mawalis» (auditeurs-clients) orientaux de la dynastie des Omeyyades par son précurseur Zyrieb ibn Nafii (789-853), poète arabo-persan, né à Moussoul, près de Baghdad, élève de Ishak al-Mawsili ( 767-850), point de départ de l'art spécifiquement andalou, celle-ci connut une évolution au sein de la société berbéro-arabe au Maghreb, d'où des apports nouveaux qui l'ont, au cours du temps, enrichie sous l'influence des goûts et des modes de vie. En quittant les limites des palais de Cordoue, cette dernière a enregistré des apports dont les strates sont lisibles à travers ses contenus d'une longue sédimentation littéraire. De ces apports et influences, il en est question, au XIIe siècle, par le philosophe, poète et musicien Ibn Baja (1085-1138). Nous considérons que le XIe siècle a ainsi marqué le point de départ d'un nouveau classicisme musical perpétué, à ce jour, dans le Maghreb. Plus de la moitié du répertoire de poèmes ou odes musicalisées du thésaurus de cette musique de classicisme sont d'auteurs du cru national ou maghrébins. Ce constat est relevé aujourd'hui par les chercheurs invités encore à un long travail d'identification des auteurs et des textes poétiques du corpus de la musique «Sana'a-gharnata». Nous relèverons que Grenade avec Tlemcen, Fès et Tunis constituent les étapes les plus importantes de l'histoire de cette musique. TLEMCEN, FOYER INCUBATEUR DE LA MUSIQUE ARABO-ANDALOUSE. L'identification des auteurs est une des voies d'approche qui compte aujourd'hui dans la recherche sur le patrimoine dont la vieille capitale des zianides en est un des foyers incubateurs. Ce travail d'identification nous montre, à titre d'exemple, que l'école de la «sana'a-gharnata» a fait, historiquement, preuve d'une grande énergie dans la création pour introduire et enrichir le patrimoine d'œuvres poético-chantées d'auteurs algériens. Ces poésies musicalisées sont d'auteurs ou «adîb» du moyen âge arabe et de leurs contemporains, jusqu'au début du XIXe siècle, voir : Mohamed ibn al-Khamis ( 1252-1369) : »Mali al ghamam» ( m'ceddar rasd), «Mali Chamoul (inçiraf m'djenba); le roi-poète zianide Abou Hammou Moussa II «Al farâj qârib» (Mcedar maya' ; Al-Qaïssi et-tighri tilimsani, XIVe siècle, «Mali ala al-chawqi mouîn» (inçiraf sika); ibn al-Benna tilimsani, XVe siècle, «Layali es-sourour» (m'cedar maya), «amla kou'ous al-khilaa» (m'ceddar ghrib); Saîd al-Mandassi (1583-1677) : «Ana ouchqati fi soultan (Mcedar Mezmoum), «Ya man sakan sadri»(m'ceddar mezmoum), «Ya houmiyatou Loum» ; M'barek Bouletbag (m. en 1768) «Alqî oudnak» (inçiraf raml al-maya); Mohamed Ben M'saîb (m. en 1768) : «Fah al wardou oua soussan» (inçiraf rasd el-dil, dil, mazmoum), «zad al-houbou wadjdi» (inçiraf h'sin, maya); Ahmed Bentriqui dit «Benzengli«(né en 1650) : «Aliftou al-bouka» (Insraf Maya, Raml Achya', «Hark dhana Mouhdjati» (B'taihi raml al achiya, insraf ghrib), «al djamal fettan» ( m'ceddar h'sin, rasd el-dil); Boumédiène Bensahla (XVIIIe siècle ) : «rît al-qamar qâd ghas»(b'taîhi raml al maya, inçiraf zidane), «natfaradj maâk» (darj rasd, inçiraf sika et h'sin ) ; Mohamed Bendebbah tilimsani (XVIIIe siècle)»er-rabii aqbal ya insân ou koum tara ( inçiraf raml al-maya, inqilâb moual, b'taïhi raml al-maya) ; Ahmed Ben Antar ( XVIIIe siècle )» Ya habibi aalâch djafit» (inçiraf ghrib et djarka), Ibn Nachit (XVIIe siècle) : «Açabani mard al-hawa» ; Mohamed Touati (XVIIIe siècle) : «Ya aâchiqin nar al-mahiba (inçiraf raml al-achiya et maya ) Une grande partie du patrimoine de poésies mystiques de Sidi Abou Madyan (1126-1197) ont fait, au cours des siècles, irruption dans le champ d'expression de la «Sana'a-gharnata». Ces auteurs sont, aujourd'hui, les oubliés de l'histoire de la littérature musicale de cet art national. La grande école maghrébine de référence » Sana'a gharnata» de Tlemcen est, aujourd'hui, unifiée autour de la tradition du maître d'école, Cheikh Larbi Bensari (1863-1964). Elle était néanmoins, riche aussi d'autres traditions qui contrastaient, variablement, d'un maître à l'autre, dans l'art du rythme et de la mélodie. Ces traditions de légitimité littéraire et artistique n'ont rien à voir aussi, avec courants tardifs néo-classiques, de maîtres-novateurs contemporains. Les différents styles d'écoles avaient des représentants parmi les maîtres juifs et musulmans, voir Ichoua Médiouni dit «Maqchiche» (1810-1899), grand père de Messaoud Médiouni appelé «Saoud al Wahrani» (1893-1943), les frères Ghouti et Mohamed Dib (grand-père de l'écrivain algérien Mohamed Dib), Moulay Ziani disciple de Ménouar Benattou (1800-1875) dont les disciples furent les maîtres-passeurs, Mostéfa Aboura, Mohamed Bensmaïl, Moulay Ziani, Elie Bensaïd, Abderrahmane Sekkal A propos du chant «la manière de rendre la mélodie est dans le cœur du maître», dira le maître de la «âla marocaine cheikh Abdelkrim Raïs de la lignée des grands maîtres marocains al-Brihi, f'qîh Mohamed al-m'tiri, Omar al-Djaîdi DES TRESORS D'ARCHIVES DE LA «SANA'A-GHARNATA» A ces grands noms de l'histoire culturelle et musicale, nous devons connaissance aujourd'hui de ce patrimoine d'auteur et de son héritage. Ont-ils, à ce jour, mérité notre reconnaissance ? La tradition a fait qu'aujourd'hui, seuls les maîtres-interprètes ayant en commun de servir modestement leurs œuvres sont élevés au panthéon de la mémoire de cette musique. Aujourd'hui, ce patrimoine à texte a besoin non seulement de réintégrer l'étalon de l'art mais également celui de la mémoire, étant depuis longtemps devenue le territoire de l'anonymat pour ses poètes et musiciens créateurs et faiseurs de chants qui l'ont façonnée et enrichie au fil des siècles. La mémoire culturelle, historique et artistique algérienne s'auréole de grands noms dont, nous citerons, en Algérie, le célèbre polygraphe et chroniqueur de l'histoire du Maghreb et de l'Andalousie Ahmed al-Maqqari (mort au Caire, en 1632) auteur du «Nefh », dont l'encyclopédie incontournable embrasse tous les aspects de la vie littéraire, politique, artistique en Ibérie musulmane avec une introduction consacrée au grand littérateur et homme politique tlemçano-andalou Lissan eddine ibn al-Khatib (1313-1374), auteur de «saraka al-ghousnou» (inçiraf h'sin, sika, zidan), de «Ayou dhabyin âla al-ousdi» (inçiraf h'sin) mais également de Sidi Abou madyan (1126-1197) auteur de »koudoum al-massa «(b'taïhi dil), du grenadin Ibn Zoumrok (1339-1393) auteur «Limouhdjati tayah «(m'ceddar dil) et de «ya ghazal rouf bl-wissal» (m'ceddar rasd-dil), d'Ibn sahl al-andaloussi (1213-1250) auteur de «Hal li talaqi min sabil «(darj h'sin, içiraf ghrib) De cette mémoire perpétuelle, on n'oublie pas le travail unique de passeurs algériens contemporains en patrimoine qui ont fait un travail colossal de collecte, de recension sur cette musique, nous citerons entre autres : Mohamed Merabet (m. en 1892) auteur de «Jawahir al-hissan» manuscrit découvert à la bibliothèque nationale de Paris et publié par le professeur Abdelhamid Hadjiat (SNED, 1980), Ibn Durrah Trari al-andaloussi tilimsani auteur du manuscrit découvert en 1970 à Alger par le professeur Mahieddine Kamal Malti (ce manuscrit fut rédigé, en 1860, à la demande du souspréfet de Tlemcen, Charles Brosselard, et repris in extenso dans le «Madjmaa», publié en 1900, par Edmond-Nathan Yafil ( Cadi Choaïb Bénali Aboubekr (1860- 1928) auteur de «Zahratou er-rihane fi ilmi al-alane «(la fleur de myrte dans la science des sons ) commenté par le musicologue de Gouvion , en 1919, et de «al-arb fi musica al-arab» (La harpe dans la musique arabe-manuscrit ); Ghaouti Bouali ( 1868-1932) auteur de «Kechf al-kinaa an alat samaa», «Khizridjia «(traité sur la métrique arabe ), (Rodossi, Alger, 1900); Larbi Tchouar (1850-1956) auteur de «Diwan Sidi Abou Madyan Choaïb» (Damas, 1937), ( mystique dont les poèmes mystiques sont entrés dans la chanson dite andalouse), un compendium de chants, rédigé par Cheikh Larbi Bensari (1863-1964), publié en 1904 par l'éthno-musicologue français Jules Rouanet en collaboration du novateur Edmond-Nathan Yafil (m. en 1928), fondateur, à Alger, en 1909, de l'école moderne de musique arabe qui deviendra, plus tard la «Moutribiya«, en 1911 La société «al-Djazaïria» fut, en 1930, fondée par Cheikh Mohamed Benteffahi (Alger 1870-Tlemcen 1944) dont les disciples ont été, notamment, les frères Fekhardji. Notons, par ailleurs aussi, les trésors de documentations cédés à l'Etat, à l'occasion de Tlemcen capitale islamique, en 2011, par les descendants du professeur et auteur Ghaouti Bouali et de son fils Mohamed Bouali, ce dernier, membre fondateur de la société littéraire, artistique et musicale (SLAM) à qui, un hommage fut rendu à Alger, en 1985 enfin, par la famille du professeur et maître de la musique arabo-andalouse Mostafa Aboura (1875-1935) qui, au début du siècle passé réalisa, en collaboration avec les professeurs Ghaouti Bouali et Mohamed Bensmaïl, la tentative pionnière d'écriture de la musique classique algérienne qui s'était jusquelà, notonsle, dérobée à toute formalisation moderne. Ce travail, malgré l'approximation de la notation musicale, constitue un document de valeur. Il fut présenté, pour la première fois, en 1939, à l'occasion du 2ème congrès de la musique arabe tenu à Fès, en 1939, par le maître tlemcenien de la musique andalouse, professeur à l'école supérieure de langue arabe et de dialectes Berbères de Rabat, fondateur de l'association «al-andaloussia» du «gharnati», à Oujda, en 1921. C'est l'orchestre dirigé par ce grand maître qui représenta d'ailleurs l'Algérie à ce congrès tenu après celui du Caire, en 1932, où l'Algérie était présente par l'ensemble dirigé par Cheikh Larbi Bensari comprenant Cheikh Omar Bekhchi, Rédouane Bensari Ces archives à la fois inédites et précieuses sauvegardées par ces passeurs-résistants ne sont pas encore accessibles en attendant d'être publiées un jour, par le ministère de la Culture. Découverte d'un manuscrit du XVe siècle de la «sana'a-gharnata». Concernant toujours la mémoire musicale algérienne d'alAndalous, il y a lieu également de signaler l'importante découverte, par le musicologue américain, spécialiste de la musique arabe, Doigt Renolds, à la bibliothèque épiscopale du Vatican, en 2010, du manuscrit d'un musicien de Tlemcen du XIVe siècle, du temps de son ami et contemporain, est-il relevé, le poète et médecin Abi Djamaa Talalissi (né à Grenade, m. à Tlemcen en 1330). Ce manuscrit d'une importance capitale pour les ethno-musicologues et historiens livre des indications précieuses sur l'état des lieux de cette musique au début du XVIe siècle, voire notamment les noubas ou modes, leurs ordonnancements mais aussi sur les auteurs qui sont, pour la première fois, identifiés au bas de chacune de leur poésie chantée. A suivre * Chercheur universitaire et auteur