« Je suis un peu étonné de voir des jeunes agiter des billets de banque en devises au Square, y compris le yuan chinois, il ne faut pas s'installer longtemps dans ce genre de situation, ce n'est pas trop bon pour le pays.» L'économiste français de renom, Christian De Boissieu, ne fait pas de politique mais de l'économie politique «comme tous les économistes» ou presque. Il n'est pas le seul à être «étonné de voir des jeunes agiter des billets de banque en devises au Square» Jusqu'à relever que «c'est plus facile de trouver du yuan chinois à Alger qu'à Paris». Le professeur n'approuve pas ce qu'il a vu au square Port Saïd, en plein cœur d'Alger, ne serait-ce que parce que, a-t-il lâché, «ce n'est pas bon pour l'image du pays». Il pense de surcroît qu'«un écart significatif entre le taux officiel de change et celui parallèle, l'existence de traders parallèles est révélateur de quelque chose». Son conseil d'économiste spécialisé dans la finance, «il ne faut pas s'installer des années et des années dans ce genre de situation, ce n'est pas bon pour le pays», a-t-il dit. Pour lui, «le contrôle des changes, ça a forcément des limites». Il note que «le contrôle des changes pratiqués par les trois pays du Maghreb, à quelques nuances près, doit être une étape avant d'aller vers sa suppression». La France, a-t-il rappelé, l'a supprimé en 1986. Christian De Boissieu est pour la libéralisation du compte capital, c'est-à-dire une totale convertibilité du dinar. «Le contrôle des changes, c'est bien mais pas tout le temps», a-t-il répété. «L'amnistie fiscale peut être une bonne idée» Interrogé sur la décision prise par le gouvernement Sellal d'inciter à la bancarisation de l'argent informel, le professeur De Boissieu tient surtout à appeler «bancarisation», «amnistie fiscale». Il indique que «l'idée d'essayer de formaliser cette épargne informelle, avec une amnistie fiscale, peut être bonne». Ce qui serait, cependant, «intéressant», à son avis, «c'est de voir qu'est-ce que ça apportera du point de vue quantitatif». Parce qu'il explique qu' «avant toute chose, il faut qu'il y ait une confiance entre le gouvernement et les détenteurs de l'argent informel, ils veulent certainement savoir avant si on ne leur tombe pas dessus». L'avant-goût des questions, c'est Abdellatif Benachenhou qui l'a donné à l'assistance en questionnant le professeur français sur ce qui serait intéressant de comprendre dans le fléchissement de la croissance chinoise «son rythme ou son contenu ?». L'ex-ministre des Finances a aussi interrogé De Boissieu sur la nature des bulles à craindre à l'avenir, pour, a-t-il précisé «pouvoir en limiter leur déflagration». L'économiste algérien veut savoir «s'il y a une guerre des monnaies par une hausse du dollar et une baisse de l'euro, qu'elle sera son impact sur les capitaux de la région Maghreb ? A qui pourrions-nous faire des demandes de capitaux sans trop de risques ?». Pour avoir été le premier argentier du pays pendant quelques années, Benachenhou ne manquera pas de souligner qu'«en ces temps de raréfaction relative des ressources en Algérie, et pour avoir souffert de l'endettement, il faut être très très prudent même si c'est nécessaire d'y aller (vers l'endettement ndlr)». Il pense qu'«un pays qui est en risque de récession et dont la croissance est fortement soutenue par la dépense publique, mais aujourd'hui, elle est en baisse, son questionnement nécessaire doit être de savoir comment organiser un relais avec le shadow banking (système bancaire parallèle) pour les besoins de la croissance ?». «Comment organiser un relais avec le shadow banking ?» Abdelatif Benachenhou interroge en dernier «est-ce qu'on peut faire de la croissance avec la finance parallèle ?» pour répondre «je crois que oui». Le professeur De Boissieu commence par expliquer en référence à la première question de Benachenhou, que «la Chine vit aujourd'hui un problème de transition d'une croissance basée sur la demande étrangère vers un autre basée sur une demande interne pour moins de dépendance». Il pense que «ça va prendre du temps même si la Chine a le taux d'épargne le plus élevé dans le monde (+40%), dans la mesure où les ménages épargnent la moitié de leurs salaires parce qu'ils n'ont pas de système de sécurité sociale». Il note que la Chine est en train de mettre en place un filet social «mais ça va prendre du temps aussi». Les bulles que Benachenhou craint de voir se déflagrer à l'avenir. De Boissieu évoque en premier le marché obligataire, américain et mondial dont les taux d'intérêt sont aussi bas de manière durable, ce qui a fait qu'une partie des capitaux est venue s'investir sur les titres du Trésor américain. Pour lui, «une bulle finit toujours par exploser, je ne sais pas quand mais la bulle du marché obligataire va éclater». Le risque de resserrement obligataire imposé par la FED peut, dit-il, énerver le marché. Il explique déjà que la chute des prix de certaines matières premières sur le marché mondial est une conséquence d'un prix du baril de pétrole qui était de 150 dollars pour descendre à moins de 30 ces temps-ci. «C'est une bulle qui a explosé», affirme-t-il. «La finance informelle peut poser des problèmes systémiques» Christian De Boissieu va droit au but et souligne «c'est dangereux d'être endetté, il faut faire gaffe». En plus d'une fragmentation de l'économie mondiale, se développe, relève-t-il, cette non-coopération dans le taux de change tout en pointant du doigt le yuan chinois qui est, dit-il, dans la guerre des changes. Par contre, un euro en baisse lui fait dire «on est content, nous Européens, parce qu'il n'y a pas assez d'inflation, c'est tout bénéf (ice) !». Il est persuadé qu'«il existe encore un potentiel de la baisse de l'euro par rapport au dollar». Mais, affirme-t-il, «je ne pense pas qu'on aille vers la parité même si aujourd'hui 0,7 dollar s'échange contre un euro, le dollar est un peu surévalué». Il serait possible, selon lui, que lorsque les Américains décideront d'une dévaluation compétitive, elle sera refusée par l'Europe et le Japon». De Boissieu revient au shadow banking chinois et indique qu'il est à travers des trusts, des sociétés financières, et «a rendu des services en terme de financements non rendus par les banques». L'économiste français ramasse sa réponse et explique que «la finance informelle (shadow banking) peut poser de vrais problèmes systémiques potentiels, il faut arriver à réguler en créant des besoins de concurrence entre les finances qui sont régulées et celles qui ne le sont pas». Mais là aussi, risque de problème parce que, dit-il, «en régulant, il peut apparaître le shadow du shadow». Il voit une réponse adéquate à travers le rôle du régulateur. «Le débat doit être autour de la qualité et non sur la quantité de la réglementation bancaire, on peut en minimiser les risques par un contournement». Et pour ne pas tourner en rond, il lâche à l'assistance «ne demandez pas aux économistes de prévoir des événements que les services secrets ne savent pas prévenir». Son dernier mot, «il faut améliorer la gouvernance mondiale». S'il pense qu'il y a une tendance à une certaine fragmentation des économies et des finances, il n'y aura pas de globalisation. «L'OMC est en panne, les négociations de Doha sont à l'arrêt et ne repartiront pas de sitôt, l'approche multilatérale dans le commerce est donc à l'arrêt, les marchés financiers sont sous l'effet de contrôle des changes qui sont tous renforcés par les nouvelles technologies». Pour lui, «2016, ce n'est pas 2009, on n'est pas à la veille d'une récession». Il rassure qu'«il y a des frémissements mais pas de fractures dans les économies mondiales». Mais il pense que «les conséquences géopolitiques de telles situations sont non négligeables». Le professeur Christian De Boissieu a été hier l'invité de la Banque d'Algérie pour donner à la résidence d'Etat Djenan El Mithak, une conférence sur «la globalisation et la restructuration financière». Outre le modérateur qui était l'économiste Sid Ali Boukrami, parmi l'assistance, on remarquait la présence d'anciens ministres des Finances comme Abdelatif Benachenhou ou Karim Djoudi. En plus des P-DG de banques et assurances et des membres de la commission bancaire. Christian de Boissieu est professeur d'économie et finances à l'université de Strasbourg (France). Il est consultant auprès de plusieurs instances. Il est aussi membre du Conseil scientifique de la COSOB.