I - Paysans, paysannerie, paysannité : problème de définition S'il est un terme dont la définition est malaisée, c'est bien celui de paysan : beaucoup d'auteurs ont proposé la leur, mais elle reflétait, bien souvent, leur approche, voire leur discipline. Pour l'historien, le paysan est vu comme une collectivité territoriale, nouant des rapports spécifiques et évolutifs avec la société globale, subissant un statut souvent subalterne, ou le remettant en cause dans des conjonctures précises, contribuant ainsi, activement, à la refonte de la société à laquelle il appartient, à la faveur des révoltes, voire des révolutions, sans qu'il en soit, lui-même, durablement ou fondamentalement transformé. Pour le géographe, cette même collectivité est envisagée sous l'angle de son rapport à l'environnement qu'elle subit ou qu'elle façonne, suivant ses besoins, ses ressources humaines et ses capacités techniques. Le paysage rural est, de ce point de vue, le produit de l'effort pour la survie, de principes normatifs commandant à la gestion et à la répartition du patrimoine, et de la vision qui en découle au plan philosophique, religieux, mythique, et s'inscrivant dans l'imaginaire communautaire. Cette confluence d'effets matériels et immatériels définit l'œkoumène de Maximilien Sorre, autrement dit l'espace de vie, l'unité territoriale de base, le module nourricier, que la géographie européenne traduit généralement par « terroir ». Or ce terme suggère l'idée de permanence agraire, de relative stabilité, ce par quoi Maspetiol décrivant la France rurale de Louis XIV, et y voyant quelques prolongements structurels pour la France contemporaine traduit son « ordre éternel des champs ». A cet ordonnancement dans lequel le paysage se conjugue au droit et au savoir-faire, s'ajoute, pour ce qui est de l'écosystème européen, l'unité syncrétique de la communauté villageoise. En dépit de ses liens de dépendance avec la « société-englobante », pour reprendre l'expression d'Henri Mendras, cette communauté reste, relativement, autonome, au moins jusqu'à l'apparition de l'entrepreneur agriculteur et du marché généralisé. Or, comme l'avait souligné Gilles Sautter, pour l'Afrique noire, le monde rural extra-européen n'obéit pas, systématiquement, à la logique du « terroir ». Souvent des situations d'autarcie sont recoupées par des formes d'interdépendance qui, en dehors du domaine politique, peuvent être qualifiées de fonctionnelles : il en est ainsi de l'agro-pastoralisme et de l'articulation consécutive entre la tenure paysanne et le no man's land. Sous-jacente à cette articulation, se pose celle de groupes sociaux différenciés et amenés, cependant, à « cohabiter ». Il en est ainsi des sociétés dites « segmentaires » où la singularité villageoise recoupe des formes d'appartenance, mythiques ou réelles, à des ensembles sociaux de vaste rayonnement. Pour le sociologue, voire l'anthropologue, le paysan est par delà la monographie locale qui a permis de s'en familiariser au plan empirique surtout défini comme système de rationalité : y a-t-il une logique paysanne, par-delà les singularités géographiques, voire les évolutions historiques ? Si cette logique existe de façon récurrente, comment alors l'interpréter ? Est-ce liée à la nature de l'activité paysanne ? Il est vrai que quel que soit le degré d'industrialisation de l'agriculture, celle-ci n'est pas superposable à la sphère dite de production, car elle est, aussi, élément de reproduction. Le cycle de reproduction est répétitif, obéit à des paramètres systématiques, que l'on peut ériger en « modèles » notamment en matière de prospective, ce cycle ne subit que les aléas (que les économistes appellent « dé-régulation ») du marché. En plus de ces aléas, loin d'épargner l'agriculture moderne, le cycle de reproduction dont elle est le lieu, n'appartient pas qu'au rythme des saisons, aux impondérables climatiques qui peuvent être pluriannuels. Il appartient, aussi, à la longue durée, aux prévisions des bio-technologues, des généticiens, des agro-pédologues, etc. Prenons un exemple : ce n'est que depuis une époque, fort récente, que l'on peut grâce à certaines essences forestières pour leur longévité particulière reconstituer sur les cinq derniers siècles la climatologie des régions, où ces témoins botaniques existent, notamment celles sujettes à la sécheresse. Ainsi la climatologie historique reste une nouveauté, en dépit de la disponibilité des prélèvements pluviométriques (dont on sait qu'ils n'existent, systématiquement, sous forme mesurable que depuis la période contemporaine), de la chronique historique (aléatoire, localisée, et souvent trop allégorique pour être exploitable à une échelle régionale) ou de la documentation stratigraphique que la géologie du quaternaire nous a, généreusement, livrée (mais valable à l'échelle géologique, et non historique ) sans parler des hypothèses, tout à fait conjecturales, pour tout ce qui touche au domaine de la paléontologie et d'une manière générale à la pré-histoire. La climatologie historique permet, en revanche, de simuler des prévisions sur plusieurs décennies, et cela n'est pas sans importance, notamment pour les pays du Sahel africain. L'autre aspect de l'imprévisibilité relative et de la maîtrise des phénomènes de reproduction, c'est l'aspect écologique : La terre, manipulée, à satiété, aux seules fins productives finit par réagir à terme, contre l'homme, et donc remettre en cause les lois d'équilibre de la biosphère. Sans en évoquer les conséquences planétaires, rappelons seulement que les agriculteurs de Valence, en Espagne, connaissent d'énormes difficultés techniques depuis que, sous la pression du marché commun européen des primeurs, ils ont décidé de moderniser le système d'exploitation et d'irrigation des anciens vergers : la remontée des sels, et le déséquilibre pédagogique dû aux forages profonds contribue, aujourd'hui, à la désertisation d'une région agricole dont la fertilité et la prospérité remontent aux fellahs andalous. Si l'agriculture participe, à la fois, de l'aventure technologique de la société industrielle et du cycle de la vie, et si la terre ne saurait être assimilée à de la matière inerte, l'agriculteur moderne en a conscience, ce qui souvent dans ses manifestations politiques contre les décideurs européens, peut ressembler à un paradoxe : en effet l'agriculteur français, par exemple, est partie prenante de la modernisation rurale, y compris sous la forme des mentalités et des comportements. Depuis déjà longtemps cet agriculteur s'inscrit dans une logique d'entreprise, voire de management. La frontière qui le séparait, jadis, de l'industriel est devenue caduque. Et pourtant, quand il clame partout : « il n'y a pas de pays sans paysan », faut-il donner, à ce slogan, la signification d'un atavisme culturel, qui laisserait entendre que le cordon ombilical avec l'ère des terroirs et de la logique paysanne est encore vivace ? Est-ce lié à cette prise de conscience que la terre, objet de reproduction et non pas seulement de production, requiert une attitude différente face aux mécanismes du marché ? Est-ce, tout simplement, une ruse, par laquelle les dirigeants syndicaux entendaient en appeler à la sensibilité populaire et mobiliser le maximum de monde contre la politique communautaire ? c'est à ces questions que l'anthropologue, le sociologue, voire le politologue, et, tout à la fois l'écologiste et l'économiste, sont amenés à répondre, à l'avenir, dans la mesure où ces problèmes sont encore à l'œuvre, et restent justiciables d'inventaire à la fois critique et pluridisciplinaire. L'ensemble de ces démarches se recoupent finalement dans l'idée essentielle que le paysan ne se définit pas individuellement, mais collectivement, comme champ de sociabilité, comme réseau de relation, donc comme totalité dynamique ainsi que l'expliquait Redfield. Il se définit, bien sûr, par rapport à l'activité de la terre, dont il tire ses ressources, sans obéir, cependant, à un modèle de référence. Le terme « paysan » suggère donc une rationalité communautaire, ce qui ne veut pas dire égalitaire, rationalité qui a un minima, l'exploitation domestique, et un maxima, l'entreprise, voire l'agro-combinat. Aujourd'hui, en France, une exploitation sur deux est gérée par un technicien supérieur, ou un ingénieur agronome. En Hollande, la qualité d'ingénieur agronome est impérativement requise pour tout exploitant. Le transfert massif de mentalité « technicienne » d'obédience urbaine signifie-t-il la fin des paysans ? En d'autres termes, le paysan est-il interdit de modernité ? Tant de questions ont été posées sur ce thème et se posent aujourd'hui, encore. Il est clair qu'on ne peut postuler de réponse unique, sachant de surcroît qu'il y a des paysanneries, que celles du Tiers-monde en sont à des préoccupations fondamentalement différentes. La menace de famine pour certains pays ne donne pas au paysan le même statut que celui qui, en Europe notamment, subit les effets pervers de l'abondance. L'étude du paysan invite à y déceler à la fois un e entité et une diversité. C'est à cette double exigence que l'on s'efforcera de répondre ici, tout en veillant à des comparaisons dans le mesure du possible, pour les différentes thématiques abordées, entre monde occidental, et pays du Sud. II - Origines de l'agriculture, origines de la civilisation : Conséquences philosophiques et religieuses Si la civilisation agraire a pu signifier pour l'homme, non seulement une propension à domestiquer la nature, suivant un mode d'occupation de l'espace approprié, mais aussi une conception éthico-normative de la gestion des lieux et de la répartition des ressources, cette forme de conscience, n'est pas sans relation avec la superstructure religieuse. Celle-ci ne se manifeste pas de manière monolithique, et sans pêcher par excès de fonctionnalisme, on dira qu'à chaque sous-système de la civilisation agraire correspond un type de croyance. Dans les régions montagneuses, où prévaut l'agriculture de terroir, le compartimentage de l'établissement humain et l'atomisation consécutive des structures de l'échange (échange des biens, échange matrimonial), nous assistons à une pratique religieuse tout aussi « autarcique ». Dans l'Afrique du Nord des piémonts atlassiens, où sévit encore le culte des saints, ce sont-là des pratiques villageoises qui perpétuent, aujourd'hui au nom de l'Islam, ce qui fut jadis le culte des dieux recensés par l'historiographie romaine. A côté de ces divinités de « clocher », préfigurant l'allégeance tardive à l'égard des marabouts, nous trouvons une civilisation agropastorale des plaines ou des steppes, donnant lieu à un paysage d'openfield, permissif d'acculturation et de convivialité tous azimuts, et où prévaut un prosélytisme unitariste, d'obédience plus pastorale qu'agraire, à proprement parler, et qui n'a pu se développer que là où la domination du pasteur a pu s'affirmer, même si, au bout du compte, celui-ci a fini par s'enraciner et à se convertir à la vie agro-sédentaire. Ce que Jacques Berque a appelé la « civilisation du mouton » et que traduisent bien souvent, en ex-voto, les rites sacrificiels figurant dans les stèles funéraires puniques et néo-puniques de la Méditerranée occidentale (littoral nord-africain et péninsule ibérique), se continue, amplement, vers l'est et englobe en fait, tout le « croissant fertile », à savoir : la Syrie et l'antique Mésopotamie. Ce n'est pas, par hasard, que s'y sont joués les trois actes de l'épopée monothéiste. Sans affirmer que le drame biblique s'est joué sur fond d'agro-pastoralisme, il y a néanmoins les scènes patentes de ce drame (judaïsme, islam) qui confirment la pertinence de cet écosystème. Pour la genèse du christianisme, il lui servira d'arrière-plan, derrière la scène à connotation « pélagique » que constitue l'environnement existentiel de « Jésus, fils de Joseph de Nazareth » : Galiléen, c'est-à-dire appartenant à la vallée du Jourdain qui relie au nord la petite mer de Galilée et la mer Morte, au sud, jouxtant les villages de pêcheurs, le personnage de Jésus se trouve en effet au carrefour des deux univers : l'univers marin et l'univers agricole. Personnage donc a-typique par rapport aux patriarches nomades pétris dans l'errance du désert. Mais une telle exception n'a-t-elle pas été relevée, sous d'autres formes, par les Nazaréens eux-mêmes, qui n'ont pas nourri pour leur concitoyen des sentiments particulièrement affables ? Ayant rejeté deux fois son ministère, pour eux, rien de vertueux ne peut venir de Nazareth S'agit-il d'une idéologie pastorale intériorisée, comme par racisme à rebours, par ces « peuples de culture » jadis stigmatisés dans l'Ancien Testament ? Quel que soit le sens que l'on peut donner aux drames bibliques successifs, et quels que soient les cas atypiques, dont on peut penser, à juste raison, qu'ils confirment la règle, il y a une profonde corrélation entre l'aventure monothéiste, et ce vaste creuset humain, articulant civilisation nomade et culture paysanne d'une part, et universalisme religieux et soumission à un ordre central ou centralisateur d'autre part, le tout embrassant des aires culturelles et géographiques, de plus en plus prolifiques, à la faveur d'un prosélytisme dont l'efficace a été, tour à tour, la voie clandestine ou de résistance (les débuts de la christianisation, de l'islamisation) puis celle de la domination politique. Quoique le judaïsme ne soit pas considéré comme une religion prosélytique, cette vocation reste ,cependant, très ancienne et remonte aux premières A titre d'exemple, l'œuvre de judaïsation a été menée par les rabbins, de manière significative, en Afrique (Marcel Simon, Martin Noth).diasporas méditerranéennes, consécutives à la destruction du Temple. A titre d'exemple, l'œuvre de judaïsation a été menée par les rabbins, de manière significative, en Afrique (Marcel Simon, Martin Noth). III - Conséquences politico-idéologiques Si le « Croissant fertile » a été l'un des berceaux de la révolution néolithique (à côté du bassin de l'Indus et de la vallée du Nil, mais ne sommes-nous pas dans la même « aire de civilisation » ? ) et si mutatis mutandis, il a été, quelque part entre le Tigre et l'Euphrate, le théâtre de l'épopée monothéiste, le fait majeur à retenir est que cette aire orientale de la Méditerranée est, de l'avis des paléontologues, préhistoriens et historiens antiquisants, l'une des rares à avoir connu un établissement humain stable et dense sur une durée aussi longue, et sur la base d'un ratio alimentaire auto-suffisant et stable : à cet effet, Fernand Braudel parle de « carte du blé » pour le Croissant fertile, de « carte du riz » pour l'Indus. C'est à la faveur de cette « jouissance paisible » que la Cité a pu s'édifier sur des bases institutionnelles d'une pérennité aussi exceptionnelle. La civilisation urbaine s'y est développée et avec elle, des formes d'organisation qui ont traversé les dynasties et les siècles. Pensons, par exemple, à des monuments juridiques comme l'oïkos des Hellènes, relaté par Aristote, le code d'Hammourabi des Babyloniens, ou à ces personnages incarnant le marché comme leTamkaroum des Assyriens. C'est, quelque part, en Irak, sans doute en Chaldée (Ur n'est-elle pas considérée comme la ville natale d'Abraham ?) que le mythe de la genèse a été édifié. Le paysage aura servi d'archétype au paradis d'Allah : Le cadre bucolique, la taxonomie végétale (grenadiers, palmiers, oliviers, évoqués dans Surat ar-Rahman' , Coran) tout cela concorde à l'évidence. Par-delà la connotation agreste du paradis auquel aspirent les croyants, un tel imaginaire signale l'importance du fait agraire comme fait civilisationnel. Par ailleurs les classifications savantes des civilisations matérielles sont conçues suivant les capacités productives et nourricières des hommes et leur propension à s'établir, durablement. Au centre de cet ensemble de considérations, on trouve le paysan, élément matriciel du processus. Il est là, mais point nommé, sauf quand il provoque des jacqueries. Et cela transparaît dans des aires culturelles diverses. En effet, et comme par hasard, l'idéologie dominante n'y fut jamais paysanne (Le thème du « soldat-laboureur » étant, chez les Romains, une bien dérisoire exception à la règle ). Celle-ci fut longtemps niée, par ingratitude ou par tabou, et reléguée au rang de sous-culture, découverte cependant, voire réhabilitée, à l'époque contemporaine il est vrai, par les ethnologues. Dans cette idéologie dominante, il y a consubstantialité, plus que connivence, entre le citadin et le nomade. Si l'un détenait le secret du savoir-faire artisanal et l'autre celui de se repérer aux étoiles pour diriger son troupeau, une activité commune les liait cependant : l'acte de commerce, dans lequel le paysan pourtant souvent proche de la ville (je pense aux ahwaz et autres agricultures péri-urbaines qui ont façonné le paysage rural, voire la ville méditerranéenne, depuis Bagdad sur l'Euphrate jusqu'à Fez sur les rives de Oued Sbil) fut la « parenthèse crochue ». Dans la vision gréco-romaine, l'activité professionnelle digne de ce nom et donnant droit de cité (c'est-à-dire de citoyenneté) est le négoce. Le terme s'est formé de la contraction du préfixe nec (négation) et du suffixe otium (oisiveté). Autrement dit, les limites du désœuvrement sont celles qui séparent l'acte marchand (negotium) du reste des activités, fussent-elles productives. L'Islam, à ses débuts, n'a pas manqué de participer de cet héritage normatif à large spectre. Dans les faits, la pratique paysanne y a été pour le moins subalterne, si l'on en juge par les statuts sociaux : Harratin's au Maghreb, mais rien de significativement différent sous d'autres cieux d'Orient. Dans la « Cité musulmane », Louis Gardet relate un épisode de la vie du prophète où, s'apprêtant à franchir le seuil d'une maison où il fut l'hôte à dîner, il détourna son regard d'un araire se trouvant à l'entrée. L'Ancien Testament glorifie les tribus pastorales d'Israël et justifie leur confédération diligentée par le prophète Yoücha (Josuah) contemporain et successeur de Moïse. Leur fixation dans la vallée du Jourdain se fit au détriment de ces « peuples de culture » que sont les Cananéens, comme le rapporte le « livre de Josué » avec toute la charge de mépris que peut susciter pour le nomade un « peuple de culture », c'est-à-dire un paysan. Mais ce rejet viscéral n'est pas, forcément, en rapport avec la religion. Ce n'est pas le monothéisme qui en est la cause. Le fait est que, comme cela a été déjà signalé précédemment, ceux qui en furent les dépositaires n'ont pas appartenu à une civilisation paysanne. L'espace de l'errance est un écosystème propice aux grands brassages, aux grandes synthèses. L'espace des terroirs est un écosystème discontinu, compartimenté, entropique, propice à la pluralité des cultes. Les dii mauri sont des divinités berbères antiques, mais chaque Dieu protège sa propre cité, voire son propre village. Le culte des saints que, par effet de syncrétisme, perpétue la tradition plébéienne de l'Islam maghrébin est une superposition du culte des antiques divinités, qui furent des divinités locales. Là, point de synthèse, ni de prétention universaliste. Cet antagonisme fondamental entre les deux écosystèmes a traversé la planète. On le retrouve chez les pasteurs kirghizes en Asie centrale. Mais on le retrouve aussi, transposé dans une Europe, essentiellement paysanne, et en voie de féodalisation, dans la vision construite par l'Eglise romaine, suivant laquelle ceux qui travaillent la terre, les servis, doivent nourrir ceux qui prient pour eux (le clergé) et ceux qui combattent les Sarrasins pour le triomphe de la foi (chevalerie, noblesse). Ils doivent les nourrir d'abord parce qu'il faut diviser le travail. Dumézil, dans sa conception trifonctionnelle du mythe indo-européen, trace déjà le cadre de cette « troïka » (ou ternarité) qu'analysera, un peu plus tard, Georges Duby (« predicant, pugnant, laborant ») et qu'il trouvera dans le poème dédié au Roi Robert par l'évêque Adalbéron de Laon Ainsi, à travers les civilisations passées du Bassin méditerranéen, mais éventuellement extensibles à d'autres aires (sous réserve d'inventaire) on constate la primauté marchande, qui s'est légitimée par le religieux, puis par le politique IV - Stratégies alimentaires et logiques paysannes Gérer l'aléa, entre la survie et la prédation traduit assez bien l'obsession et l'objectif du monde paysan. Toutefois, la nature des contraintes, tant naturelles que sociales, change suivant les latitudes, voire au sein même des pays du Tiers-monde. Quand on s'interroge sur la longue durée historique méditerranéenne, chevauchant ordres sociaux et civilisations techniques successifs, une certaine récurrence transparaît alors par-delà les discontinuités politiques et économiques : au Maghreb, par exemple, la stratégie paysanne se définit entre deux formes de prédation : celle du milieu et celle des pouvoirs allogènes. La première concerne l'inclémence du climat, le caprice de la pluviométrie et a eu pour conséquences, disettes et famines répétées. Leur fréquence et leur ampleur relatives sont bien connues des chroniqueurs médiévaux. L'angoisse des communautés paysannes à l'égard de l'aléa climatique se mue, parfois, en innovations agronomiques, voire en nouvelles mœurs culinaires : c'est ainsi que les céréales, devenant impraticables quand la sécheresse s'installe, sont « relayées par des légumineuses, voire des graines, des tubercules et des baies sauvages dont on tire des farines, ou encore on cueille des herbes dont on fait des soupes ». (Rosenberger) Mais ce sont-là des substitutions obligées, et rien ne vaut le blé dur ou l'orge : à l'infortune écologique, s'ajoute, en effet, celle de la dépréciation à l'égard des « mangeurs de drinn ». C'est ainsi qu'une étiquette céréalière hiérarchise, dans les Oasis de Timimoun, les Arabes sédentaires d'origine nomade, appelés « Mahboub » (mangeurs de grains) et les Zénètes originaires des lieux, appelés « Malloul » : nom donné à cette graminée, méprisée par les premiers (N. Marouf). Les menaces acridiennes apportent, quant à elles, leur cortège de famine, et ô comble de la culture scandent la temporalité oasienne : les chroniqueurs du Touat et du Gourara, et même certains voyageurs célèbres, de passage dans les lieux (Ibn-Battouta), ponctuent les événements politiques et hagiologiques régionaux par les invasions de criquets, car elles se suivent, mais dans l'imaginaire communautaire local elles ne se ressemblent pas, en ce sens que, chacune d'elles aura laissé une trace plus singulière ; dans tel ksar, que dans tel autre L'autre pôle de la prédation provient de la sujétion des communautés paysannes, tantôt auprès des seigneuries locales, jouissant d'un droit éminent sur les terroirs, en vertu de leur prestige ou de leur lignage, tantôt auprès des groupes nomades, les rançonnant en vertu de leur pouvoir de protection (réel ou fictif), tantôt auprès du pouvoir central, en vertu du principe d'allégeance et des règles fiscales sous-jacentes. Les stratégies alimentaires, comme les vertus de l'ensilage, procèdent ainsi, chez les fellahs de la Méditerranée méridionale, depuis le Nil jusqu'à la façade atlantique, d'une double prévention contre le milieu, et contre les allochtones. Si les injonctions prédatrices combinées du milieu naturel et des ordres sociaux ont constitué un facteur constant d'insécurité et de troubles, parfois politiques graves, elles n'ont pas toujours entraîné, cependant et de façon automatique la famine. Car la rationalité paysanne incorpore l'aléatoire comme paramètre essentiel de sa pratique. Elle est « planification » au sens originel, c'est-à-dire anthropologique, du terme : la vie quotidienne s'inscrit dans une échelle de temporalité qui défie le planificateur moderne (Etat). Alors que ce dernier tend à assurer une distribution du produit de base (céréales notamment) dans un horizon tout au plus annuel sans parvenir à en maîtriser toujours les paramètres (ruptures de stocks, aléas du marché), le planificateur traditionnel (communauté paysanne) s'ingénie à définir des paliers stratégiques de conservation et de stockage : suivant le contexte socio-historique, la puissance du groupe, le cadre géographique, on stocke pour assurer la soudure face aux aléas climatiques ou pour se protéger contre d'éventuelles menaces hégémoniques. Dans le premier cas, l'horizon est celui de l'annuité, dans le second, il va jusqu'à la décennie, voire au-delà. Les témoignages recueillis dans l'historiographie maghrébine pré-coloniale permettent d'établir ainsi plusieurs paliers dans une échelle des temporalités qui obéit à des finalités et à des stratégies différentielles, en même temps qu'elle définit des techniques de stockage et des ouvrages d'envergure consécutifs à ces finalités. La constante à retenir, est que cette échelle part, toujours, du postulat que la prédation est entendue au double niveau naturel et humain : Articulation, dirions-nous dialectique, puisqu'elle est prégnante, y compris dans la vie quotidienne, la culture, la poésie, les discours, etc. comme on peut le constater à travers les multiples allusions que dévoilent les corpus manuscrits. C'est seulement sous l'éclairage qui précède que l'on pourra avoir une intelligence de la typologie des formes et techniques d'ensilage : elles réfèrent implicitement ou explicitement par leur configuration même, à un présupposé événementiel, donc à un type de stratégie (ici individuelle, là collective), donc à une forme de structuration du groupe (dispersion des silos, regroupement des silos). Le registre paléotechnique nous renseigne donc, non seulement sur les aspects pratiques ou utilitaires, mais se constitue, en même temps, en indicateur de rationalité éthique. Les exégètes de Saint-Augustin nous ont, très peu ou mal, renseignés sur la signification de l'expression péjorative employée par ce dernier à l'endroit des Circoncellions : « rôdeurs de celliers ». Le contexte induit par l'auteur de cette expression laisse supposer qu'il s'agit de délinquants « avant la lettre ». Mais qu'on y prenne garde : depuis les temps bibliques, on sait à quel point une cité devient fragile quand elle est assiégée et que ses ressources vitales sont situées extra-muros (sources, grains). Ce qui fut vrai pour Ezéchias et les Samaritains, à qui on attribue la légende de la ville assiégée, le demeure, dans l'imagerie populaire, pour les cités du Maghreb pré-colonial. Cette légende s'appliqua aux zones arides où l'eau potable des cités provient des canalisations souterraines. Les Touaregs du Hoggar n'ont-ils pas menacé de détruire les Foggara alimentant les jardins dont ils avaient été dépossédés après la réforme de 1965 ? Un établissement humain tire sa puissance de sa capacité, non seulement à engranger, mais surtout à protéger ses silos. Aux abords de Fès, Léon l'Africain constate les traces de greniers de stockage ayant appartenu à de riches marchands citadins. Car le gardiennage des silos est, aussi, un métier citadin. Par suite de troubles Mérinides, les greniers ont dû être transférés à l'intérieur de la Médina que protègent de puissants remparts. Mais quand le groupe n'a pas les moyens physiques d'assurer la protection de ses ressources, l'adage veut qu'il sache les dissimuler : « Matmûra » se dit des silos creusés à même le sol, mais a la signification générique de « dissimulé ». Le mot d'ordre ambiant est au secret où doivent être tenus les silos. « Si tu passes devant une matmoura détourne ton regard de peur que l'étranger ne la découvre », dit un vieil adage tlemcennien. Plus significative encore, est cette métaphore, chantée en berceuse : « ô toi qui va montrer la matmûra, prends garde que sa fumée ne t'aveugle ! ». Quand le groupe sédentaire est puissant et dispose d'un emplacement stratégique, le grenier céréalier est conçu suivant une véritable citadelle (qasba). On le rencontre en Algérie et au Maroc sous le nom de « Agadir » (ou « Aghdir »). Ces châteaux-magasins », encore visibles au Moyen-Atlas, permettent à toute la communauté villageoise d'y stocker son grain. Mais chaque famille dispose d'un compartiment individuel à l'intérieur de la fortification (R. Montagne). L'épopée coloniale, puis les indépendances, ont marqué une césure fondamentale en ce que la structuration du politique s'est faite non pas à partir du dedans communautaire, mais du « dehors ». Nouvelles polarités, nouveaux réseaux, extériorité de l'Etat, par rapport à la société civile, ordonnent, désormais le nouveau champ politique, la nouvelle structuration du social et impliquent de nouvelles stratégies alimentaires. Celles-ci ne sont plus le fait de mouvements darwiniens endogènes, mais d'un principe redistributif exogène. A suivre...