Dans ce dramatique et non moins révoltant assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi, toutes les parties impliquées ou presque ont joué une très mauvaise partition, celle de l'hypocrisie. Autant Ryad, commanditaire sans aucun doute de cet assassinat, qu'Ankara, Washington ou les capitales occidentales savaient depuis le début que le collaborateur du Washington Post, entré en dissidence avec le Palais royal et notamment contre la gestion des affaires du pays par le prince héritier Mohamed Ben Salmane, avait été tué dans des conditions atroces. En Turquie, on ne pouvait pas ne pas savoir que Khashoggi avait été tué dans des conditions inhumaines, bestiales, alors que le président américain Donald Trump a clairement laissé entendre jeudi qu'il savait que l'homme était mort. A Ryad, ainsi que dans plusieurs capitales, on était parfaitement au courant, par les rapports de leurs services de sécurité, que Jamal Khashoggi avait été exécuté dans l'enceinte du consulat d'Arabie saoudite à Istanbul. Et pourtant, aucun pays se prétendant de la défense des droits de l'homme n'a osé lever le petit doigt, ni demandé aux responsables saoudiens de s'expliquer sur cette disparition, ni dénoncé ce meurtre. Il est vrai que l'Arabie saoudite pèse des centaines de milliards de dollars et que même les Etats-Unis, l'un des pays les plus riches et les plus développés de la planète, qui possèdent les services d'écoute les plus inquiétants, ne peuvent faire l'impasse sur cette manne financière. Il est vrai également que pour des dirigeants comme Trump, le royaume saoudien n'est rien moins qu'un tiroir-caisse sans fond, à défaut une pompe d'essence, et que dans les conditions géopolitiques actuelles, avec une Russie de plus en plus forte et qui menace sérieusement les intérêts mercantiles américains dans la région, il est plus que vital de protéger la poule aux œufs d'or et de fermer les yeux sur ses frasques, y compris l'assassinat des opposants politiques. Et, s'il le faut, cautionner l'innommable. Est-ce que la pression médiatique, dont les deux principaux quotidiens de la côte est, était trop forte pour que Trump sorte du bois et menace de lourdes sanctions Ryad, s'il ne communique pas sur la disparition de Khashoggi ? Ce qui est sûr, pourtant, c'est que Ryad a fini par donner hier samedi une version frelatée et peu convaincante du déroulement des faits ayant entraîné la mort de Khashoggi, après que Trump l'ait menacé de sanctions. Et pourtant, le prince héritier, que tout le monde montre du doigt comme étant l'instigateur de ce crime crapuleux, avait affirmé trois jours après la disparition du journaliste n'être au courant de rien. Les pays occidentaux, sans doute horrifiés mais parfaitement au courant depuis le début de l'affaire des circonstances de l'exécution de Khashoggi, sont en train de prendre leurs distances vis-à-vis du royaume wahhabite. Les petites ouvertures politiques et sociales dans le royaume, comme le fait que les femmes peuvent désormais conduire une voiture ou aller au stade, ne sont en réalité que des réformettes en trompe-l'œil. Et que le prince héritier, qui gouverne de fait le pays, peut très vite devenir le prochain tyran dans la région. En interne, il a déjà la haute main sur les affaires du pays et il l'a prouvé en novembre dernier après une purge qui a ciblé 381 milliardaires, princes, ministres et hommes d'affaires. Il y a eu ensuite l'affaire du Premier ministre libanais Saad Hariri, disparu pendant plusieurs jours à Ryad sur invitation des officiels saoudiens. L'assassinat d'un journaliste dissident devient dans ces circonstances un fait anecdotique, même s'il est le cousin de l'un des plus puissants marchands d'armes saoudiens, Adnane Khashoggi.