Les fins d'année sont souvent l'occasion de faire le point sur sa propre existence, sur celle de ses concitoyens, voire même sur le sort de la planète. Ma vie est indivisible d'avec celle de mes voisins de quartier, quand il s'agit du quotidien d'une cohabitation saine ou malsaine, de ma ville quand il s'agit d'un espace public cohérent, vivable ou anomique, s'agissant des codes de conduite au volant d'une voiture, par exemple, et autres incivilités de plus en plus notoires se déclinant chez le boulanger ou à la poste en transgressant l'ordre d'arrivée, chez le conducteur en transgressant le feu rouge, chez le piéton en ne reconnaissant pas le passage qui lui est dédié, le tout servant d'indicateur de sociabilité urbaine. Plus inquiétant encore, la propension de certains citadins à n'accorder aucune importance aux déchets ménagers, jetés en pâture ou déposés dans des sacs en plastique, vite éventrés par les chats du quartier, avant que le ramassage ne soit au rendez-vous. Cela est constatable aussi bien dans les quartiers résidentiels que dans ceux populaires. L'impression qui se dégage de ces pratiques est que l'espace public (c'est-à-dire un espace que je ne reconnais pas, qui ne me concerne pas) commence au seuil de ma porte. Il n'est pourtant pas question d'essentialiser ici une posture prédatrice. Certaines monographies universitaires tendent à montrer que cette propension à l'incivilité vient du fait des migrations massives de ruraux en direction des villes, soit pour y trouver un emploi, soit pour y mener une activité tertiaire (petit commerce, prestation de service etc.). Les règles communautaires qui avaient leur efficace au sein du village ne sont pas reproduites dans la ville, où l'on se sent anonyme, donc libre de toute forme d'obligeance citoyenne. D'autres études iront même jusqu'à montrer que les résidents des vieux quartiers, de type médina, promus à un logement moderne, se sentent également moins liés par les obligations de cohabitation qui organisaient la vie de la hawma d'antan, où la notion de voisinage (jawra) était sacrée. On retrouve à cet effet de pieuses recommandations dans la littérature hagiologique sur le respect du «Jâr». Dans «Le judaïsme antique» (Pocket, 1922), Max Weber consacre un chapitre au «Jerim» (voisin) et au droit de glanage consenti aux pauvres sur la terre de l'ayant-droit, chose qu'on retrouve curieusement dans nos propres traditions ancestrales). Pour revenir à la propreté dans l'espace public, versus espace de la hawma, j'ai le souvenir, au début des années 50, de mulets conduits par un préposé au ramassage des ordures ménagères, dans les ruelles étroites des quartiers nord de Tlemcen. Ce prestataire privé était payé par les riverains. Il ressort que ces ruelles étaient d'une propreté remarquable, ce qui rend caduque toute spéculation essentialiste sur les mœurs prédatrices ou anti-écologiques de nos concitoyens. Concernant l'écologie précisément, des agriculteurs sub-urbains étaient connus pour leur sens de la protection de l'environnement : un vieux cultivateur propriétaire d'une ferme à Béni-Boublene, dans le hawz de Tlemcen, me racontait qu'il louait autrefois aux colons de Remchi et de Hennaya des terres pour y cultiver les fèves, très prisées en automne- hiver. Au moment de la récolte, il enlevait les fèves par petites quantités transportées par une charrette jusqu'au marché de Tlemcen. Compte tenu de la concurrence, il arrivait un moment où l'offre abonde et où les fèves se vendent à perte. Notre agriculteur décide alors de retourner le restant de sa récolte pour s'en servir d'engrais naturel en vue de préparer les cultures suivantes. Le constat des pratiques discutables ou critiquables d'aujourd'hui doit nous faite prendre conscience du syndrome, et non du symptôme, de ce qui fait l'actualité morose du temps présent et du constat qui précède. En effet, un tel constat peut paraître primaire ou anecdotique. Il signale cependant un mal-être, un handicap du vivre-ensemble, un déficit de citoyenneté qui n'est rien d'autre que la mise en scène de stress accumulés par l'angoisse du lendemain, qu'il s'agisse de la facture à payer à la fin du mois, de la complexité bureaucratique qui décourage le citoyen lambda dans la réalisation de ses projets, ou de conflictualités domestiques. La mosquée est là pour servir de thérapie de groupe, mais son effet s'arrête bien souvent à la sortie. Du local au général En procédant par généralité croissante, on s'aperçoit que le mal le plus profond procède de la césure béante qui sépare l'Etat de la société. En juin 1970, j'accompagnais Jacques Berque à Taouaghzout près de Frenda (sa ville natale). C'est là qu'est venu se recueillir Ibn-Khaldûn pour écrire ses prolégomènes. À une question posée au M'qaddem de Sidi-Khaled jouxtant le village, sur l'appartenance des grandes plaines alentour, il nous répondit : «Ces terres n'appartiennent pas aux Arabes, elles appartiennent à la Houkouma!...». Contrairement aux démocraties occidentales, c'est l'Etat qui a fabriqué la société, la réduisant au rôle de consommatrice des normes venues d'en haut, en lui enjoignant de les respecter sous peine d'être mise hors-la-loi. C'est là un scénario qui se donne à voir dans l'espace public, l'espace de la Loi. En réalité, les choses sont plus complexes: l'Algérie offre, dès l'origine, une figure à triple étage, donnant l'esquisse de la tri-fonctionnalité développée par Georges Dumezil pour le monde indo-européen. Pour cet auteur cependant, la triple fonction structurant la société occidentale relève d'un archétype mythique (d'où le second titre de l'auteur: «Mythe et Epopée»). Mais ne nous nous y trompons pas : les plus grandes constructions institutionnelles sont le fruit d'un imaginaire mythique imprégnant une civilisation incluant plusieurs formations nationales plus ou moins contiguës. L'ordre féodal de l'ouest européen est né du même fond mythique : la sacralité incarnée par les anges et les saints, les guerriers incarnés par l'aristocratie chevaleresque, et les serviteurs (servi), incarnés par le peuple, soumis au travail (labor) pour nourrir les deux premiers grâce à quoi ils auront contribué à expier le pêché des hommes contre le Christ. Dans «Le Maghreb intérieur», Jacques Berque tenta en vain de retrouver cette structuration ternaire, car l'instance mystico-religieuse divise les ulémas, proches du pouvoir, et les M'rabtin «insurgés», à côté des Chorfa (patriciens détenant la légitimité monarchique) et la plèbe. Dans un article publié dans ce Quotidien les 8 et 9 juillet 2009 («La figure du héros dans le champ politique algérien contemporain»), je montrais l'émergence des gens du djihad, dont les survivants se sont donné une légitimité délégataire, de compagnonnage des Chouhada (érigés en substantif singulier : al-miliûn wa nisf chahid»), en même temps qu'elle renvoie à la formule léniniste de «nos frères socialistes»: celle de la «légalité révolutionnaire». Ce compagnonnage a pris une forme syncrétique, dans la mesure où il tient à la fois, implicitement, du modèle prophétique du compagnonnage (al-sahaba) et de l'obédience socialiste calée notamment sur le modèle autogestionnaire yougoslave de Tito. La structuration tri-fonctionnelle que connaît l'Algérie depuis l'indépendance (voire-même avant) s'organise autour de trois paliers hiérarchiques : celui du noyau dur révolutionnaire (les «chefs historiques», qui ne peuvent faire défection que par mort naturelle, ou être mis hors du cercle que par mort brutale...), celui de l'Etat, constitué de cadres dirigeants mais aux ordres des premiers quant à l'orientation idéologique, et enfin celui du peuple, appelé à vivre les jours heureux de la redistribution. Il faut dire que la primogéniture du premier cercle, titulaire du droit éminent, repose sur le modèle méritocratique, celui du Djihad, contrairement à l'ordre princier monarchique qui repose, lui, sur un principe lignager (à l'instar de nos Chorfa d'antan). À ce titre la méritocratie donne l'esquisse de la légitimité conférée aux M'rabtin. Si, dans l'histoire du Maghreb, Chorfa et M'rabtin se sont longtemps confrontés, au moins depuis le 16e siècle, jusqu'à une période récente qui a laissé des traces dans les régions sahariennes, l'ordre méritocratique a prévalu avec la rupture ottomane et la politique du sérail à l'avenant, à l'exception du Maroc. L'allégeance s'y noue désormais au service de l'instance guerrière du primo-arrivant. Le contexte inquisitorial de l'Espagne revancharde s'y prêtait, certes, mais le hasard de l'histoire a tranché. La marque de fabrique du pouvoir algérien n'est pas étrangère à cette étiologie, c'est du moins ma conception d'anthropologue. Légitimité et intelligibilité La légitimité révolutionnaire appartient au temps long. Elle se redéploie sous des modalités évolutives : le mot d'ordre socialiste, durant les années 60, prenait sa source implicitement chez les «pays frères», et son argumentaire puisait dans nos prédispositions communautaires et égalitaires (le fameux «socialisme spécifique»), celles de la Djemaa fondatrice de notre société profonde, pervertie à l'évidence par la colonisation française. Cette profession de foi va changer, non pas dans son principe égalitaire, mais dans la culpabilité des uns vis-à-vis des autres. La Révolution agraire entend ainsi rétablir une justice, dont on ne sait si elle était fraternaliste ou fratricide, voire les deux à la fois. On était tous des frères avant l'ordonnance du 8 novembre 1971, un peu après durant la «première phase» qui a consisté dans l'épopée des donations volontaires, médiatisées à outrance, pour se compliquer avec la deuxième phase, de nature justicialiste (prendre aux uns pour donner aux autres). La méconnaissance du terrain, l'inexpérience des recenseurs chargés de limiter ou de nationaliser le cas échéant se trouvaient le plus souvent sur des terres dites «musulmanes» (selon le jargon consacré par les instances judiciaires coloniales) c'est-à-dire non «francisées» et non incluses au cadastre, relevant d'un droit non écrit (urf ) et où les ayants-droits pouvaient arguer, à juste titre ou non, d'une situation qui gonflait les quotités et minimisait en conséquence la quote-part de chacun, pour échapper ainsi aux fatidiques «fourchettes». Concernant les propriétaires absentéistes, donc nationalisables, beaucoup parmi eux étaient victimes de «rahniya» (nantissements, chrèses acquisitives ou extinctives) consenties par eux ou par leurs ascendants au profit de créanciers, jugés légitimes parce qu'ils occupaient la terre des autres. Flagrant était l'amateurisme avec lequel cette Révolution s'est faite, auquel s'ajoute le fait que, globalement les structures agraires du Tell relevaient majoritairement de la petite et moyenne propriété, et rarement de la propriété macrofundiaire, celle-ci ayant été abandonnée par les Caïds et Bachaghas au moment de l'indépendance au même titre que les Colons. Bien sûr, il y a eu recul, assorti de restitutions, mais la partition dont la société a été l'objet a laissé, jusqu'à ce jour, des traces indélébiles. Cet épisode mis à part, et revenant à la question de départ, la légitimité du Prince se rend intelligible par le capital symbolique du fraternalisme et la sacralité du djihad. Ce capital, commençant à s'épuiser, est relayé ou tout au moins complémenté, avec Boumediene, par le capital matériel, sous la forme de prébendes : la rente énergétique est ainsi redistribuée pour donner sens et vigueur à la rente idéologique : capital symbolique et capital matériel se trouvent ainsi mutualisés. Les obligations faites à la classe laborieuse s'émoussent, laissant supposer que le peuple, après la période des vaches maigres de la frustration coloniale, va enfin jouir des richesses confisquées par l'oppresseur. C'est l'époque des migrations massives, de l'accroissement exponentiel de la masse salariale. Le droit au travail se confond avec le doit à la ville, ce qui en appelle à l'archétype Khaldounien de la dialectique Badaoua / Hadar, toujours prégnant dans les petites et moyennes cités ( cf. mon article sur «L'ordre rurbain ...» Q.O. Mai 2016 ). Le mot d'ordre socialiste reste toujours affirmé avec force. Dans ce contexte idéologique, un entrepreneur privé a honte de son statut de capitaliste, mais il n'a pas été formaté pour autre chose que ce qu'il a appris de ses tuteurs. Cela n'est cependant vrai qu'en partie : au terme du Deuxième Plan Quadriennal (milieu des années 70), feu Djilali Liabès, alors chercheur au CREA, publia le résultat d'une enquête qu'il avait menée sur l'industrie du cuir, dont l'Oranie (et principalement Oran) détenait plus de 40% du chiffre d'affaires national. Il décela que les acteurs qui réussissaient dans leur business bénéficiaient d'un parapluie de la part de commis de l'Etat ou d'officiers supérieurs, souvent apparentés. Il conclut que la façade socialiste était travestie par l'onomastique, en l'occurrence par les structures de parenté au sein desquelles s'opérait une division du travail, à caractère népotique, entre donneurs d'ordre incarnant la posture socialiste et les membres de leurs familles qui opèrent dans l'ombre. Il semble qu'une telle pratique perdure quelque peu de nos jours. Cette étude a fait scandale à l'époque. Liabès en a-t-il payé le prix près de deux décennies plus tard ? Après l'Etat fraternel dans le Djihad et l'idéologie nationale, après l'Etat prébendier dans la rétribution de la rente, survient l'Etat-arbitre, annonçant la primauté de la rationalité économique. La libéralisation se fait à la carte, se pliant au contexte, tout en ménageant quelque appétence pour la séduction. Ainsi, les gens du privé se voient réhabilités, ils n'ont plus honte de leur statut capitaliste. En revanche, le contrôle fiscal et les redressements à l'avenant faisaient dire à certains grossistes oranais qu'ils regrettent le bon vieux temps de Boumediene, qui clamait le socialisme, mais qui fichait la paix aux commerçants. Chadli a hérité d'un contexte difficile : chute drastique du prix du pétrole, à un moment où le pays importait plus de la moitié de son blé, complexité de la question agraire suite à une Révolution avortée, accentuation des divisions intestines entre arabophones et francophones, tout au moins dans le secteur éducatif, effets pervers du Printemps 80 avec les revendications ethno-culturelles, et l'émergence des quêtes identitaires sub-nationales. La mise en valeur des régions sahariennes devait contribuer à répondre au moins à l'urgence du ventre: l'eldorado céréalier, qui prenait le contrepied des réformes précédentes, promettait l'autosuffisance alimentaire, tout au moins céréalière (cf. mon livre: «L'eau, la terre, les hommes : passé et présent des Oasis Occidentales», L'Harmattan, 2010). La facture écologique de l'exploitation de la nappe albienne, à laquelle s'ajoutera la grande prédation que constitue, à terme pour les populations du Touat, l'exploitation du gaz de schiste, sont un dossier à suivre (ce sera l'occasion d'un autre débat). L'Etat-arbitre promis par Chadli a consisté, face aux retombées négatives des politiques précédentes, à se mettre en position de retrait par rapport aux conflits culturels, ethniques linguistiques et économiques, en tentant de les conjurer en pointant du doigt les «coupables» parmi lesquels les cadres des sociétés nationales, les directeurs de banque, et autres hauts fonctionnaires de l'Etat. C'était la mode de la restructuration des entreprises, qui n'a malheureusement qu'assombri tableau. Cette stratégie n'a pas payé. Elle a donné lieu au premier cri de contestation, à l'échelle du pays tout entier, un certain 5 octobre1988. C'étaient nos « Gilets jaunes» à nous ! Nous connaissons la suite. Au total ni le socialisme par décret ni le libéralisme par décret n'ont eu raison du sous-développement endémique d'un Etat, certes rentier, mais rentier pour combien de temps ? Du colonial au post-colonial : un euphémisme chronologique ? Avec l'arrivée au pouvoir de Bouteflika, la concorde civile a mis fin à une tragédie qui a anticipé les déchirements qui vont s'étendre à l'ensemble le monde arabe, voire à l'ensemble de la planète. D'aucuns considèrent que le processus de réconciliation était déjà entamé par le général Zeroual. D'autres considèrent que le chef de l'Etat a réglé ses comptes avec ceux qui, militaires ou civils, avaient contribué, directement ou non, à son exil, fût-il un exil doré, ce qui laisse entendre qu'ils auraient été en partie responsables du carnage décennal précédant sa mandature. Peu importe d'attribuer le titre de vertu à l'un ou à l'autre. L'essentiel est que le sang s'arrête de couler. Néanmoins les familles frappées dans leur chair ont eu du mal à absoudre les Djihadistes d'hier, d'autant plus qu'une bonne partie d'entre eux ont pignon sur rue. La réinsertion des islamistes d'aujourd'hui se fait, plus douce, dans la sphère marchande et dans les prêches des mosquées. Le chantage actuel des imams sur leur solde n'est qu'un épiphénomène qui cache les velléités de reconquête, à un moment où la société civile commence à douter sur le bien-fondé de la politique économique préconisée par L'Etat. Ce dernier entend désormais déléguer l'essentiel de ses prérogatives économiques à la caste entrepreneuriale du FCE au nom de l'efficacité. L'Etat, passant du statut d'Etat-entrepreneur à celui de tenancier, se cantonne dans la gestion administrative, légifère sur les mesures d'accompagnement de l'action économique, à quoi s'ajoute la redistribution et les transferts sociaux, parmi lesquels la politique du logement. En prenant du recul sur ces mesures, on peut s'interroger sur la rationalité sous-jacente qui fonde le régime de la propriété foncière, un des enjeux majeurs du temps présent. Lors d'une réunion en conclave récente (diffusée sur une chaîne de télévision) entre hauts responsables, en marge d'un débat parlementaire, un cadre de l'agriculture évoquait les «soi-disant terres arch», arguant de leur invention coloniale du Sénatus-consulte (avril 1863). Tous ceux qui ont travaillé sur le droit foncier colonial s'accordent à dire que, bien au contraire, l'avènement de l'administration militaire composée d'officiers formés à l'Ecole Polytechnique (qui comptait nombre de Saint-Simoniens) a donné lieu à une lecture plus libérale de la propriété musulmane. Contrairement aux dispositions de 1848 et de 1854 sur le fameux cantonnement, qui considéraient la propriété collective, plus précisément l'usage collectif des terres comme étant une invention de la Régence turque pour percevoir les taxes, le Sénatus-consulte donnait quitus à ce régime de droit réel, fondé sur le «ihyaa» (principe de vivification), c'est-à-dire sur le principe d'effectivité (la terre appartient à celui qui la travaille). Il en ressort que ces terres pouvaient être domanialisées en cas de déguerpissement ou d'abandon des cultures (problème posé cependant par les terres de parcours, reconnues vivantes par les occupants, contestées cependant par l'Etat colonial qui réduisait la vivification à son seul aspect agronomique), ce qui les rendaient justiciables de l'article 827 du code civil («nul n'est tenu de rester dans l'indivision»). Même si les libéralités napoléoniennes étaient fragiles, elles tranchaient avec l'administration précédente, qui était féroce avec les communaux, considérés comme «res nullius» (la chose de personne). Cette question n'est pas spéculative. Elle nous ramène au débat animé par les commis de l'Etat sur la question de la propriété foncière. La thèse du caractère inventé du arch n'est affirmée que pour jeter l'opprobre sur «la fatuité» des groupes villageois des Hauts-Plateaux, lesquels résistent à la politique de concession menée par l'Etat. Les nouvelles dispositions consistaient à n'accréditer que la concession individuelle. On rétablit ainsi la privatisation de la terre, là où elle a été contestée jadis par les communautés villageoises face au pouvoir colonial. On pourrait se poser alors la question de savoir en quoi la logique coloniale diffère de celle d'aujourd'hui et, partant, quel sens donner aux luttes de libération nationale si le regard du législateur d'aujourd'hui sur les terres collectives est du même tonneau que celui du législateur colonial. Il est pour le moins paradoxal que le contexte post-colonial n'a de sens par rapport au contexte colonial que comme catégorie chronologique. De surcroît, la privatisation fragilise le paysan, choisi parmi ses contribules, qui n'a que ses bras pour mettre en valeur de vastes superficies. L'histoire du chêne et du roseau survient fatalement, puisque l'Etat consent à ce qu'un investisseur lambda contracte avec ce paysan pour investir avec ses fonds propres ou prêtés par la banque. Ainsi l'individualisation de la propriété passe, de facto, des mains du paysan reconnu ayant-droit à celles du bailleur de fonds. Le décès du premier donne lieu à un transfert définitif au bénéfice du primo-arrivant. Enfin, autre paradoxe, le propriétaire tient son droit d'accès à la terre, non d'une succession héréditaire, mais d'une concession de l'Etat, ce qui présuppose que ce dernier s'est substitué à la communauté arch, tolérée hier par le pouvoir colonial, niée par le législateur d'aujourd'hui. À cela s'ajoute un autre paradoxe : alors que les terres communales étaient louées par les administrateurs des communes mixtes à des collectivités de douars, moyennant bail emphytéotique à jouissance paisible pour 99 ans, le bailleur étatique de l'Algérie indépendante limite la jouissance à 40 ans ! Cela pose un problème philosophique de taille: c'est l'horizon d'attente (ou la temporalité si on veut) qui est un indicateur du sentiment de pérennité. Dans le cas d'espèce, on devrait s'attendre à l'inverse : le pouvoir colonial pouvait imaginer déguerpir un jour, mais pas l'Etat algérien qui est là pour l'éternité... Dans un article récent paru dans le Quotidien d'Oran (édition du 20/12/18) Arezki Derguini démontre avec maestria que toute privatisation et, à l'inverse, toute collectivisation qui procèdent par le haut, sont vouées à l'échec. D'autre part, sur les terres arch précisément, lesquelles sont prépondérantes dans les écosystèmes agro-pastoraux (élevage, vaine pâture, céréales) le milieu steppique requiert une division du travail solidaire, une culture d'entraide où les travaux d'aménagement et de mise en valeur, conjugués à la conduite du troupeau, sont impératifs. Dans ces milieux, les limites topographiques sont déclinées non sur une base territoriale mais sur le toponyme, à géométrie variable suivant les contingences écologiques : une communauté peut faire abreuver son troupeau dans les j'boub du voisin. Ici la propriété du sol est un espace-temps. Elle s'exprime plus en termes de servitudes que de limites géographiques stricto sensu. Au lendemain de l'indépendance, une controverse musclée opposait Alexis Monjauze (ancien conservateur en chef des forêts durant une quarantaine d'années et resté en Algérie jusqu'à la fin des années 60) et Rabah Chellig, le champion de la mise en défens. Deux conceptions diamétralement opposées faisaient la une des débats d'époque sur le pastoralisme. Le premier militait pour la politique de l'openfield (champs ouverts), le second pour la stabilisation du cheptel dans un périmètre donné. Le premier était favorable à la responsabilisation des éleveurs, le second voulait sédentariser le mouton. La politique de mise en défens a été retenue lors de la troisième phase de la Révolution agraire, pour être abandonnée quelque temps après. La leçon à tirer de ce rappel historique est que nous connaissons mal nos sociétés. Une politique intelligente de régionalisation définie sur la base des grandes vocations agro-industrielles, avec l'appui d'experts et universitaires compétents nationaux, voire étrangers, permettrait d'établir un cahier des charges sur le long terme. De là découleront les découpages administratifs et non l'inverse. Un deuxième impératif est de construire une vaste concertation avec les citoyens autochtones de la région sur le mode d'emploi. C'est dans ce contexte précis que doivent être appréciées les virtualités normatives des modes d'établissement et d'occupation du sol, public ou privé, et qui ne doivent reposer sur les instances juridiques qu'en fin de parcours. Notre pays est vaste et très diversifié. La loi doit être égale pour tous, certes, mais sans le risque de monolithisme qu'elle peut engendrer. Le slogan «la terre à celui qui la travaille» n'avait aucun sens pour les gens du Sud. L'investissement pour obtenir l'eau était mille fois plus important que le travail de la terre. Dans le Touât, je n'ai jamais vu de manuscrit (z'mâm) portant sur la propriété du sol. L'eau produite sert à irriguer, mais sert aussi à définir le «mahr» donné en dot pour sceller des alliances matrimoniales. Dans le passé, les diverses quantités d'eau avaient une dénomination monétaire (ex: kirat, du grec ancien kératon, qui a donné carat etc.). Cette réalité n'a pas fondamentalement changé. Il ne s'agit pas de congédier la part formelle ou positive du droit, mais de réhabiliter, là où cela est nécessaire et prompt à réconcilier les citoyens avec eux-mêmes et avec le sol qui les a vu naître, une gouvernance intelligente. Je crois qu'une régionalisation consensuelle est consubstantielle de la démocratie locale. Elle n'est nullement en contradiction avec l'unité nationale devant à loi. Cette démocratie à l'échelon sub-national permet de gérer au mieux des intérêts bien compris des fruits du développement local. Les transferts de valeur inter-régionaux, notamment du Sud vers le Nord (pour ne pas parler des transferts extra-nationaux) devraient, et c'est une urgence absolue, faire l'objet d'un code d'investissement approprié, qui empêcherait l'eldorado saharien de n'être rien d'autre que la vache à lait du Nord. C'est à ce prix que notre pays connaîtra une véritable réconciliation nationale. *Professeur émérite des universités