La formule (plutôt que le concept) de «rurbain» a été popularisée par Henri Lefebvre, dans un cours annuel sur la « sociologie de la vie quotidienne » donné à l'université de Strasbourg au début des années soixante1. Il s'agissait de montrer comment, au lendemain de la Révolution française, se constituent les bourgs résidentiels (d'où le substantif de « Bourgeois »), à la périphérie des centres médiévaux, sous la forme pavillonnaire, qui intègre un morceau d'espace rural dans la ville, espace clôturé et attenant à la villa. A Paris comme dans d'autres cités régionales, comme Amiens, subsiste encore cette typologie, sous la forme du « côté cour - côté jardin». Dans le cas d'Amiens, le quartier Henriville laisse apparaître un découpage cadastral où la pelouse arborée est abritée par la façade, donc non visible de l'extérieur, ce qui présuppose l'existence passée du finage qui prolongeait la propriété bâtie, comme le signale par ailleurs Claude Karnouh dans son étude sur l'agroville médiévale structurant le paysage lorrain. L'ancien finage découpé en lanières laisse place, au jardin d'agrément intégré à la ville. Au cours du 20ème siècle, avec l'avènement d'un prolétariat massif, l'espace rural accueille à son tour des» morceaux de ville», soit sous forme de périphérisation progressive , soit sous forme d'îlots urbains jouxtant les usines et, plus tard, les supermarchés et autres services dédiés à la ville. Cette typologie a été reproduite, à quelques détails près, dans la ville coloniale. Si, en Afrique sahélienne, celle-ci émerge ex-nihilo, loin des habitations autochtones, le Maghreb offre souvent, en revanche, une typologie binaire: on y retrouve, la ville coloniale, en partie éloignée des villages ruraux , mais susceptible de les intégrer à la carte pour y prélever de la main-d'œuvre, et en partie avoisinant la Médina précoloniale (quelquefois greffée à la vieille médina médiévale, s'agissant des quartiers ottomans situés en prolongement des habitations urbaines antérieures, comme Constantine, Alger, ou Tlemcen). Si l'habitat pavillonnaire colonial des villes nouvelles reprend le schéma métropolitain avec néanmoins des variantes méditerranéennes prononcées (vérandas extraverties, prépondérance des terrasses à pergolas donnant sur rue, etc.), nous retrouvons la même extraversion dans l'habitat pavillonnaire de la ville-nouvelle, qui jouxte la médina classique. En revanche, cette dernière est constitutive - en Tunisie et en Algérie tout au moins - de deux sous-ensembles : l'un concerne les quartiers ottomans, qui abritent quelques maisons de maître, appelées turco-mauresques et qui, à Alger, seront réhabilitées ou « copiées » dans ce qu'il est convenu d'appeler le «style Jonnard» (du nom du Gouverneur d'Algérie, installé Alger en 1902). Une bonne partie de ces résidences sont occupées, depuis l'indépendance de la Tunisie et de l'Algérie, par les ambassades, ou par les résidences présidentielles et autres habitations palatiales de l'Etat. D'une manière générale, la maison turco-mauresque, quelle que soit son affectation contemporaine, abrite soit en son centre, soit la prolongeant dans l'enceinte de la clôture, un jardin d'agrément qui garde sa spécificité par rapport au modèle pavillonnaire occidental. L'autre sous-ensemble de la médina concerne la ville médiévale pré-ottomane2 . C'est l'espace citadin par excellence, structuré par des ruelles étroites, abritant des maisons contiguës et fermées à l'extérieur, laissant place à une cour centrale desservant les chambres à l'entour, et disposant de terrasses fonctionnelles. A Tlemcen, les propriétaires de ces demeures disposent souvent de parcelles de terres dans le «haouz», autour de la ville, utilisées pour les cultures maraîchères. Cette configuration de la double domiciliation donne lieu à une séparation entre un tissu citadin dense et un terroir environnant, qu'on retrouve également, selon Jacques Berque3 , à Rabat-Salé. Nous avons affaire ici à une autre manière de rurbanité4 , fondée sur la ségrégation géographique mais représentée par une population de culture citadine ayant pour activité principale l'agriculture intensive, distincte du milieu artisanal, et de manière générale, de la petite production marchande, domiciliée dans la matrice de la Médina. A Constantine comme à Tlemcen, les déclassements de population durant l'épopée coloniale ont donné l'occasion aux migrants fraîchement urbanisés, de bâtir de nouveaux repères, de s'initier à la signalétique de la « médina ». Mais celle-ci ne dévoile ses secrets qu'à ses fils, aux enfants de la hawma (quartier). Les anciennes corporations, les lieux de convivialité confrérique se transforment progressivement en locaux du Parti, dans la clandestinité. Cette re-sémantisation de l'espace public reste cependant gérée privativement ; le code d'accès n'y est décliné que pour l'usager interne ; la médina n'entrouvre ses dédales, ne montre le chemin d'accès qu'aux seuls initiés. Mais la médina, si elle fut le haut lieu de la rupture d'avec l'allochtone, n'en a pas eu cependant la mission exclusive. Car la médina a été notoirement débordée : c'est que la ville coloniale jouxtant souvent cette dernière, soit pour lui tourner le dos, soit pour la soumettre (secteur informel, prestations « soukaires » ayant eu quelque fonction d'utilité), voire l'intégrer « à la carte », pourrait-on dire, a sécrété par ailleurs une autre périphérie, forcément récente, nettement cacophonique dans sa morphologie, composite de par la diversité géographique de sa population. L'investissement du lieu, dans cette nébuleuse sous-prolétarisée, passait forcément par la verbalisation de nouveaux codes, de nouvelles sociabilités. Le militant nationaliste, ou le syndicaliste de la première moitié de ce XXème siècle, n'est pas devenu « Homo proletarius », contrairement aux prévisions de Marx sur l'Algérie. C'est pourquoi il est tenu d'inventer, de façon plus ou moins volontaire, un espace social et politique qui assure, tout à la fois, sécurité, discrétion et performance. Comme ce militant des années 30 n'est toujours pas devenu un personnage de Zola, les nouvelles sociabilités qu'impose l'action militante s'élaborent à la jonction de l'ancien et du moderne : c'est vrai pour l'habitacle, l'élément matriciel que constitue le topos, c'est vrai aussi pour l'élément sociétal qui fonde la culture politique ambiante, ces deux éléments étant en situation de structuration, ou d'ébullition, suivant la période considérée. Tel est le cadre général du patrimoine urbain et suburbain hérité du passé colonial et précolonial, qui est resté plus ou moins intact au lendemain des indépendances au plan du site, avec cependant une altération du modus vivendi, lié aux conversions socio-professionnelles, à la désaffection de la petite production marchande, rendue caduque face à la concurrence de la manufacture coloniale : A Tlemcen, qui nous servira de ville-témoin dans cette rencontre, le tisserand ruiné par le métier à lisse et le Jacquard, introduit par la MTO, une fabrique européenne installée dès les années 30, va mettre la clé sous le paillasson pour aller s'employer dans l'entreprise capitaliste. La corporation de métier laisse place à l'adhésion syndicale , d'obédience cégétiste,5 en l'occurrence pour un certain nombre de musulmans prolétarisés, avant de rejoindre le PPA, fondé par le Za'im Messali Hadj. Le dysfonctionnement entre le site, c'est-à-dire la morphologie urbaine d'une part, et l'activité professionnelle, de plus en plus drainée par le capitalisme colonial, d'autre part, va s'amplifier avec l'ère postcoloniale. Le phénomène de salarisation n'aura cependant pas la même acuité partout au Maghreb, ni à l'intérieur de chaque ville au sein du même pays. Au Maroc, et dans une moindre mesure en Tunisie, le métier traditionnel adossé à la médina est moins entamé qu'en Algérie. Mais il existe des nuances, au Maroc, entre Casablanca et Fès 6 ou Marrakech, comme entre Tunis et Kairouan ou Sousse, enfin en Algérie, entre Oran ou Alger, et Tlemcen ou Constantine. Néanmoins, globalement, La petite production marchande résiste plus aisément dans les anciens protectorats, tandis que l'ancienne colonie algérienne perd l'essentiel des petits métiers et savoir-faire artisanaux, exception faite pour le M'zab, quelques bourgades méridionales ou des petites villes dans le Tell qui n'ont pas été directement impactées par le « mode de production salarial», pour reprendre une formule chère à René Gallissot, commentant le « développementaliste » de l'époque de Boumediene. La longue saga de la libéralisation entamée en Algérie avec le gouvernement Chadli, touchant l'appareil industriel et agricole, devait stabiliser le monde rural suite à l'échec de la Révolution agraire. Cette libéralisation n'a pas enrayé pour autant les stigmates d'une bureaucratie qui sévit encore dans le temps présent. Le contexte des années 80, fut celui des déclassements et de la récession de l'emploi, signalant la fin du tout salarial dans les Sociétés Nationales, la restructuration des entreprises dans un contexte de chute du prix du pétrole, la politique de l'agriculture saharienne, tendant à réduire la facture de l'importation céréalière. Mais tout cela n'a pas empêché le chômage rampant, l'incertitude sur l'avenir chez les jeunes, et, à l'avenant, une crise sociale devant conduire à « la décennie noire ». Pour des raisons de sécurité, les populations rurales quittent leurs villages pour se réfugier dans la ville. Cela n'est guère nouveau, car, au lendemain de l'indépendance, « le droit à la ville », plus que le droit au travail, semblait caractériser un fait anthropologique mettant en évidence, de manière résurgence, le paradigme khaldounien de la partition «badaoua/hadar». La Cité est reconquise, après une longue mésalliance, connue durant la période ottomane, se renforçant avec la colonisation : l'aspiration â la ville naît de cette frustration séculaire, dont l'indépendance, arrachée de haute lutte par le paysan, du moins dans l'imaginaire d'une geste hilalienne renouvelée, consacre une réhabilitation mettant fin à plus de quatre siècles de frustration. La ville, dans le temps colonial, c'était, aux yeux du bédouin lambda, Sodome et Gomorrhe. En effet, et le citadin musulman, pour son accoutrement à l'européenne, sa fréquentation de certains lieux publics, comme le bistrot à la place du café maure, le fait de parler français, etc., n'était pas en reste. Il y avait dans cette partition néo-calédonienne, un rapport paradoxal. Le citadin était rabaissé au regard de la bravoure, mais en même temps valorisé pour ce qui est du «nasab»7 . Ainsi, le droit à la ville passe par le droit à l'alliance avec ce qui en fonde l'archétype, c'est-à-dire l'intime. Plus que le socialisme, plus que l'aspiration anticoloniale et autres objectifs patents dans le récit patriotique de l'épopée révolutionnaire, prime le droit à la ville et ce qui la présuppose .Et comme tout ce qui relève de la structure, au contraire de la conjoncture, cette aspiration est un non-dit. Ce fait psychanalytique s'avère important plus par le signe qu'il révèle que par le fait avéré donné à voir et à entendre. La référence khaldounienne ne s'arrête pas à la montée en puissance du guérillero aspirant à la reconnaissance. Sa légitimité est assise depuis longtemps, au fur et à mesure qu'il devient majoritaire, d'abord par le nombre (les citadins de souche sont nettement moins nombreux que les Tlemceniens d'adoption), ensuite par la situation sociale, la sienne à la faveur des libéralités qui favorisent sa promotion, et celle de ses enfants , désormais scolaires et pour certains d'entre eux, parvenus au terme de leur cursus professionnel. La véritable révolution se noue dans ce fait précis, désormais irréversible. Il faut dire que ce phénomène n'est pas propre â l'Algérie. On l'a vu avec les personnages de Marivaux pendant la Révolution française, avec l'Inde au lendemain de la colonisation anglaise, où on a vu les notables se laisser distancer par des provinciaux en quête de revanche : les premiers, victimes de leur condescendance culturelle aristocratique, sont donc fermés au changement, tandis que les seconds, n'ayant aucune notabilité a défendre, font feu de tout bois, sont « dynamiques », ce qui convenait tout â fait à L'Establishment anglais. Nous avons plein d'exemples similaires, notamment au Sud, côté touareg comme côté sub-saharien (Iklan), ou côté Oasis occidentales (Harratîn, au Touât, Gourara, Tidikelt), où les couches subalternes ont connu un dynamisme certain, notamment par la scolarisation des enfants, ce qui peut expliquer en partie les conflits inter-ethniques qui couvent depuis longtemps au Mali et dont l'exaspération se donne à voir sous la forme d'une violence incessante au Sahel. Le décor est ainsi planté. Le processus d'urbanisation massive, sous la forme d'extensions au coup par coup, s'exerçant sous la pression des migrations urbaines, se redéployant et s'amplifiant de nouveau avec la tertiarisation de l'économie, l'accès aux financements de projets, petits ou grands, au nom de la paix sociale ponctionnant la rente (Algérie), tout cela transforme le paysage urbain : d'un côté une communautarisation des nouveaux quartiers dans la périphérie, d'un autre, à l'inverse, dans les quartiers résidentiels, une contiguïté où prime l'anomie, et le quant-à-soi, régulé toutefois par les rencontres à l'occasion des prières du vendredi. Nous assistons ainsi à une culture de la ville bric à brac, où l'héritage rural des nouveaux promus à la ville jouxte l'héritage citadin en perte de vitesse. La rurbanisation, dans ces conditions, se décline tout à la fois dans le mode d'occupation de l'espace, la conception du confort et la fabrication de l'esthétique architecturale, et dans des formes nouvelles de sociabilité. Dans les deux cas, il y a discontinuité (brownienne) et cacophonie. C'est à ces considérations, à la fois urbanistiques et sociétales, que le concept de RURBANITE, dans l'acception qu'en a donné Henri Lefebvre, devra guider nos réflexions, durant la rencontre que nous envisageons d'organiser à Tlemcen du 09 au 16 octobre 2016. (*) Ce texte sert de cadre général à un colloque international prévu pour l'automne 2016, sous l'égide du Laboratoire d'Anthropologie Cognitive (LAC MSH Université de Tlemcen). 1- Ce cours reprend le contenu de son ouvrage intitulé : « critique de la vie quotidienne », paru en 1961, aux éditions L'Arche. « Sociologie de la vie quotidienne » a servi de titre à un livre relativement récent publié en 2003 chez PUF par Claude Javeau et réédité en 2011. Dans le tome premier du livre d'Henri Lefebvre, « du rural à l'urbain », et « le droit à la ville » constituent des idées clés pour formaliser la notion de rurbain. Le tome 2 traitant les problématiques contemporaines de l'urbanité en mouvement, a inspiré de manière notoire les tenants de l'approche marxiste de sociologie urbaine dans l'espace francophone. 2- A côté des petites bourgades comme Mazouna, Nedroma, Qal'a des Beni-Rached en Algérie, on peut citer Tlemcen, Fès, Constantine, Qairouan, etc. 3- Le Maghreb entre-deux-Guerres, éditions du Seuil, Paris 1962. 4- Appelée Hawz à Tlemcen et à Marrakech (Paul Pascon, thèse d'Etat), et Fahs à Alger, voire au Moyen-Orient (le fahs de Baghdad, cf. Maurice Lombard, « l'Islam dans sa première splendeur 7ème 11ème siècle », éditions Flammarion). 5- Cf. N. Marouf et O. Carlier, « Espaces Maghrébins, la force du local » (deuxième partie), coll. CEFRESS, éditions l'Harmattan, Paris 1995. 6- Il faut noter toutefois qu'à partir du milieu des années 70, des échauffourées survenant à Fès (entre ruraux venant du Gharb et dépossédés de leurs terres à l'heure des grandes exploitations de tournesol), et citadins, ont fait beaucoup de bruits dans les médias. 7- Durant mon séjour au maquis, qui a duré 8 mois (septembre 1957-mai1958) et jusqu'à mon incarcération, parmi mes compagnons d'armes, certains espéraient un jour, une fois l'indépendance acquise, épouser ma sœur, sans se soucier de savoir si j'en avais une à marier Plus tard, l'indépendance acquise, beaucoup de guérilleros, notamment les plus gradés, ont pris épouses dans les familles citadines, alors que la chose eut été impossible quelques années auparavant. Il faut rappeler par ailleurs qu'après le repos du guerrier de l'Algérie indépendante, la même posture face à la culture urbaine, mais infiniment plus violente cette fois, vient camper les réalités quotidiennes de la décennie 90, en se réclamant du fondamentalisme islamique.